Anatomie d’un succès
Chien bleu est paru en 1989 à l’Ecole des loisirs et Nadja en a créé à la fois le texte et les images .
Cet album a connu un succès éditorial sans précédent qui a surpris son auteur, même si elle est consciente que ce livre est habité par l’« envie de dire des choses très denses et très fortes, primordiales ».
Il a reçu le Totem albums à Montreuil, le Prix Zéphyr en 1989 et , en 1990, le Prix Livrimage et le Prix Enfantaisie décerné par les enfants de Genève.
La première scène d’un téléfilm de son frère Alexis Lecaye dont le titre reprend fidèlement la dernière phrase du livre, Je serai toujours auprès de toi, nous montre une mère lisant Chien bleu à sa fille…
Il est légitimement devenu un classique de l’album illustré.
Une histoire simple
L’intrigue est limpide, et canoniquement structurée.
La petite Charlotte reçoit de fréquentes visites d’un mystérieux grand chien au pelage bleu , ce qui inquiète sa mère qui interdit à sa fille de le revoir . Au cours d’un pique-nique en forêt, Charlotte s’éloigne de ses parents, se perd et est surprise par la nuit. Chien bleu survient, l’emmène se réfugier dans une grotte, combat victorieusement le terrifiant Esprit des bois qui la menaçait et ramène la fillette à la maison, gagnant alors, par la vertu de son exploit salvateur, la confiance des parents.
Une œuvre de peintre
La surprise, pour le public, est peut-être née d’abord et surtout des images, peintes comme des tableaux.
Nadja se sert d’une gouache abondante saturant le papier de généreuses couches successives où le pinceau laisse de larges traînées qui accrochent la lumière.
Ses couleurs sont chaudes, intuitivement symboliques.
Charlotte, nouveau Petit Chaperon, porte évidemment une robe rouge.
Le rassurant bleu cobalt du pelage canin a un pigment extrêmement puissant .
Les verts bénéficient d’un traitement surprenant dans l’ensemble du livre. Dans les intérieurs, celui de la baignoire est plombé, et il s’éclaire un peu sur les boiseries de la maison et les damiers rehaussés de vermillon du lit. Dehors, le ciel nocturne, métallique, est d’un turquoise inhabituel et audacieux et c’est le soleil qui réveille l’acidité des végétaux du sous-bois. Nadja dit du vert que cette couleur, «collée au réel», est «dangereuse».
Il y a quelque chose de brûlant dans l’obscurité fauve de la forêt, bien avant que le décor s’illumine du feu extraordinaire, à la présence à la fois sensuelle et mystique, allumé dans la grotte. Tout au long du livre, la luminosité miroite des sols: la moquette orange, le dallage en pierre ocrée de la terrasse, les tomettes flammées (celles de l’atelier de l’artiste…) irradient, et aussi les herbes jaunes des bois et des prés et la terre dorée de l’antre.
Références artistiques
La culture de Nadja est immense, ce qui fait que les références s’imposent intuitivement à elle.
Elle-même revendique l’héritage des grands peintres de la Renaissance.. On a souvent remarqué la parenté de son art de la couleur avec celui des fauves ou des expressionnistes. On pense, bien sûr, à Franz Marc, et à ses diverses peintures de chevaux bleus. Bonnard n’est pas loin non plus, et Matisse, avec leur jeu subtil entre dehors et dedans.
Des nappes de Bonnard, encore lui, se rapprochent les carreaux du couvre-lit.
Les scènes intimistes dans la maison ne sont pas sans rappeler l’ambiance un peu pesante et l’intériorité au trouble insaisissable d’un Hopper.
Le retour à la maison de Charlotte montée sur Chien bleu, où la jeune cavalière se montre victorieuse dans sa conquête d’elle-même, parodie les triomphes guerriers de la peinture d’Histoire.
De plus, certaines pages sont résolument des hommages assumés, ainsi du célèbre Déjeuner sur l’herbe de Manet, de la mort de Gavroche ou des combats d’animaux sauvages du Douanier Rousseau ou de chevaux contre un fauve de Delacroix et surtout Géricault.
Lui, maman et moi
Les rapports entre les personnages sont complexes, entre la mère et la fille en particulier. L’intimité et la tendresse, très fortes au dénouement, se doublent, au début, d’incompréhension. L’enfant est partagée entre son désir d’indépendance, son envie de se trouver, d’exister, et sa peur devant l’aventure de la vie. Quant à la mère, elle joue avec fermeté et lucidité son rôle maternel mais manifeste son angoisse protectrice en posant un interdit frustrant pour son enfant qui se sent incomprise.
L’enfermement, cependant, n’est jamais total. Il y a, dans toutes les images, une ouverture vers l’ailleurs, sauf dans deux scènes: celle de la salle de bains et dans la dernière double page. Mais cette clôture ne revêt pas la même signification dans ces deux moments: étouffement et hostilité dans la confrontation dans la salle d’eau, sécurité et bonheur serein dans le sommeil final.
Les adultes forment un couple, et Charlotte, s’exclut de leur intimité –de leur sexualité ?- en s’éloignant dans la forêt.
L’homme pourrait bien ne pas être le père, mais le compagnon, l’amant de la mère: à aucun moment, il ne touche, ni ne manifeste d’intérêt à Charlotte, même dans la scène des retrouvailles où, appuyé sur la femme, indifférent à la fille, il porte virilement son attention étonnée vers l’animal. Découverte de l’autre – « entre mecs » dit Nadja- sous le regard incrédule de l’enfant enlacée par sa mère.
La Belle et la Bête
L’univers des contes est très présent dans ce récit initiatique où l’héroïne se découvre, s‘assume et grandit .
Sa frayeur au milieu des buissons devenus si hostiles la rapproche à la fois de Blanche-Neige, celle de Grimm, mais aussi celle de Walt Disney, et de la Cosette des Misérables.
Emue par la beauté du chien, cet « être qui nous veut du bien, qui semble avoir compris beaucoup de choses », Nadja s’est inspirée, pour son Chien bleu, d’un vrai chien, un labrador.
Les rapports de Charlotte et de l’animal sont passionnants. Les trois premières illustrations manifestent une douce connivence, une intimité au-delà des mots, surtout les deux nocturnes si mystérieuses, et aussi celle, superbe, de la veillée devant le feu. Même s’il y a référence au Chaperon rouge (le PCR, comme l’auteur l’appelle dans un autre de ses livres*), il n’y a pas de connotation pédophile ou sexuelle dans leur relation, mais une sensualité diffuse, tendre, sans perversité aucune.
L’image de la chevauchée montre les joies de la vie retrouvée, le plaisir de la liberté, et il est intéressant de la comparer avec l’abandon trouble du Chaperon rouge de Alain Gauthier, alanguie sur le cou du loup**.
C’est pour assurer pour sa protégée la victoire de l’amour de vivre que Chien bleu a vaillamment combattu l’Esprit des bois qui incarne, plutôt que les forces du mal, le vertige de la mort, l’angoisse que suscite la partie sombre de soi, celle qui pousse à la peur, à la tristesse, à la solitude. Cette interpénétration brutale des deux animaux pourrait symboliser la lutte du bien contre le mal mais Nadja préfère y voir, hors de toute connotation morale, non un combat manichéen, mais la lutte de l’espoir contre le désespoir.
Nonobstant, une spiritualité inconsciente inonde tous ces jeux de l’ombre et de la lumière.
La végétation s’accorde avec les atmosphères du récit: aux plantes fleuries bien domestiquées des pots de la terrasse familiale succèdent les sous-bois, paisibles le jour en présence des parents, menaçants et sauvages dans la solitude de la nuit, et sous la chevauchée du retour, un vent de liberté agite les herbes folles de la prairie.
« Tout est révélateur de quelque chose »
C’est, du moins, ce que dit Nadja qui ajoute avoir mis dans cet album, « plein de choses issues du rêve».
Les images du livre sont profondément polysémiques et démultiplient les significations du texte..
En fait, elle a constellé sa création de « détails vrais », et, en particulier, mis beaucoup d’elle-même dans cette ravissante petite fille qui lui ressemble infiniment .
Rien n’est anodin dans ce beau livre: l’atmosphère qui flirte avec le merveilleux, la complexité des psychologies, les relents de surnaturel qui entourent le mystérieux chien aux yeux d’or et au pelage d’azur, la spiritualité latente qui éclaire les images, la généreuse technique picturale, les couleurs, sombres et lumineuses à la fois, les références littéraires et artistiques…
Un chef-d’œuvre .
* Chaperon rouge Collection privée Cornélius, 2005
** Mon chaperon rouge Texte de Anne Ikhlef & illustrations d’Alain Gauthier Seuil J,1998
par :
Revue