Le 7 avril 2018, l’illustratrice Michelle Daufresne a fêté son 90ème anniversaire. Quand on rencontre cette jolie dame vive et joyeuse, toujours enthousiaste, avec ses yeux pétillants et la grâce juvénile de sa démarche, on a peine à le croire. Elle joue du théâtre, écrit des pièces aussi, nage vaillamment dans les eaux toniques de la Manche ou du Lac Léman, peint, colle et dessine sur les supports les plus inattendus, fabrique avec dextérité et humour de malicieuses sculptures où elle recycle les plus invraisemblables matériaux (plâtre, carton, plumes, pots de yaourts, bocaux, papiers de bonbons)…
Longtemps, son capharnaüm était contenu dans son pittoresque atelier qui lui ressemble, riche, spontané, et désordonné. Sa table y est couverte de pots et de tubes, croule sous les outils de toutes sortes, pinceaux, crayons, ciseaux, papiers, matériaux à coller, tout sauf, Christophe Besse dixit, une gomme ! On marche sur un épais tapis d’esquisses et de dessins qui n’ont pas trouvé grâce à ses yeux, souvenirs froissés des essais de sa presque centaine d’albums publiés. Elle travaille vite, ne retouche pas, jette beaucoup et recommence souvent. Elle projette ses couleurs avec vivacité, presque avec violence parfois, aspergeant copieusement de peinture ou d’eau de Javel le grand tablier bleu qui la protège des giclées et éclaboussures.
Depuis le décès de son mari, elle a débordé de l’espace clos de ce laboratoire profus et son appartement entier regorge de ses œuvres, buffets et commodes envahis par des régiments de chouettes, guéridons et tables historico-politiques où un gigantesque Général de Gaulle voisine avec un petit couple Sarkozy, chaises et fauteuils couverts de dessins, gribouillis punaisés sur les murs…
Une merveilleuse pagaille où s’accumulent, pêle-mêle, les réalisations d’une jouvence fantaisiste et généreuse. Un temple jubilatoire de l’imagination créatrice…
Chez le Père Castor
Quel chemin parcouru depuis 1950, date à laquelle la très jeune Michelle Ferrier publiait, sous son nom de jeune fille, ses premiers dessins, au charme si désuet, à La Semaine de Suzette!
Après quelques balbutiements au parfum délicieusement rétro pour Mon jardin et ma maison et pour les éditions Opta et Bayard presse où elle collabore à Pomme d’api, elle est remarquée par François Faucher, successeur de son père Paul, fondateur des Albums du Père Castor. Le premier titre qu’elle publie en 1970 dans cette maison fera date. C’est l’inoubliable Vieux frère de petit balai qui introduit la sociologie dans le livre d’enfance : le héros est un balayeur noir qu’elle croque avec beaucoup de liberté à partir de dessins volés sur le vif dans la rue. C‘est en fait un reportage altruiste sur l’immigration africaine et ses corollaires alors peu représentés dans les livres pour la jeunesse, à savoir la solitude, le rejet, le racisme, l’exclusion sociale. Avec, toutefois, l’optimisme qui la caractérisera tout au long de son œuvre : le travailleur trouvera, au bout de son balai, l’amitié d’un enfant. Elle en est à la fois l’auteur et l’illustrateur, comme elle le sera plusieurs titres qu’elle publiera encore au Père Castor, dans diverses collections, comme Les Petits castors, Histoires à raconter ou Les Premières lectures : Eléonore (1973), Guillaume (1975 et 1980), A la plage (1975), Le Jardin des jeux (1976), Le grand sapin (1977), A demain les oiseaux ( 1977), Adeu, ocells ! ( 1978), Les feuilles (1982), Oh ! le ballon (1983) ou Pour une fois (1985).
Toujours pour François Faucher, elle a illustré des textes de Anne-Marie Chapouton, Loup y es-tu ? (1979), Les poches de mon tablier (1979) et Derrière la colline (1992) ou Anne Fransacq (Tic Ticket, 1975).
Elle vient de faire don des originaux de ses albums du Père Castor à la Médiathèque patrimoniale de Meuzac dont les archives ont intégré le programme Mémoire du monde de l’UNESCO.
Un talent qui s’affirme
En même temps, elle travaille pour les éditions du Cerf sous la houlette de Dominique Barrios qui édite ses Vies de saints, Sainte Claire et Saint-Pierre en 1977, et Sainte-Marie en 1979. La liberté graphique y est plus grande et Michelle Daufresne y publie des livres merveilleux de poésie dans la mémorable collection La Rivière enchantée qu’avait créée le charismatique Auguste-Marie Cocagnac. Dans Volcan gris – volcan vert (1978) ou Loin dans les sables (1982), l’on découvre, ébloui, son talent de paysagiste qui s’exprime dans l’ineffable de ses encres et de ses aquarelles.
Elle réalise quelques albums avec Jean Fabre à L’école des loisirs (Jeux d’oiseaux, 1981), Papillon bleu (1984) et La sardine et le poisson clown (1985) . Pour Kaléidoscope, elle crée Fou rire (1995).
Elle a publié un livre pour la collection Du côté des petites filles des Éditions des Femmes, Noémie la nuit, réadapté, en 1996, sous le titre Noémie éblouie par Christine-Marie Léveillé aux éditions Bilboquet. Lucie, la petite taupe au nom de clarté, ouvre les yeux de sa mère Noémie, la sort de la torpeur et de l’obscurité d’habitudes ancestrales et la guide fermement sur les chemins lumineux de la libération. Encore un titre, quelque peu autobiographique, qui a compté dans l’édition de jeunesse (1983).
Une femme engagée
Cette femme délicate et si bien élévée est une féministe convaincue, qui secoue le joug des conventions sociales et s’est engagée résolument dans tous les combats altruistes du siècle écoulé. Ainsi des si célèbres Contes du poulailler, édités chez Syros (1987 à 2000), nés des rencontres avec Suzanne Bukiet et Françoise Mateu récemment disparues. Elle n’hésite pas à s’incarner en poulette fantasque : Irma, si délicieusement « tête en l’air », revendique de choisir sa vie, au grand dam des commères grincheuses de son entourage. Souvenirs personnels : dans son adolescence, Michelle voulait faire du théâtre, et son entourage l’en a empêchée. Elle s’est jointe récemment à une troupe, quelques décennies après : il n’est jamais trop tard pour réaliser ses rêves de fillette…
Il y a, dans les quatre albums de cette série, une richesse rarement égalée : combat pour la liberté (Irma bec-en-l’air), éloge du métissage (Poulailler blanc qu’elle reprendra des années plus tard, avec des techniques nouvelles, dans le rutilant Des goûts et des couleurs (Lo païs d’enfance, 2001), refus de tous les racismes, valorisation de la vocation artistique, hymne au voyage, à la curiosité, à l’ouverture d’esprit, à l’ivresse des découvertes (Couleur du monde). Ils sont si stimulants, si toniques que l’on ne se lasse pas de les lire et relire…
Irma bec en l’air fut traduit dans de nombreuses langues, même en arabe, arménien, russe ou vietnamien, et s’est taillé un magnifique succès éditorial bien justifié.
Ce n’est pas un hasard si Michelle Daufresne sera sollicitée à deux reprises par l’UNICEF pour Messagers (Texte de Olivier Katian, 1990) et pour la Convention des Nations Unies pour les Droits de l’Enfant (1992).
Histoires d’amour
On trouvait aussi, dans ces Contes du poulailler, une intrigue sentimentale, entre Irma la rousse et son beau coq blanc qui, amants maudits, doivent s’enfuir pour vivre ensemble.
Amours contrariées encore, non par leur couleur, mais par leur appartenance sociale et leur différence d’éducation que celles des cochonnets Rose Comifo et Laxo, héros aux noms particulièrement bien choisis de Mais, mais, mais…,version livresque pleine d’humour de La belle et le clochard et qui renouvelle aussi l’antique Proprette et cochonnet (Hachette, 1993).
Amours malheureuses encore dans Coup de soleil qui évoque avec lyrisme la fragilité de la beauté incarnée symboliquement par une libellule au bleu diaphane et les souffrances de la déception que la belle éphémère inflige au pauvre grillon Léon (Bilboquet, 1999).
Des amours joyeuses, aussi, quand même! Mon biberon, ta pipe confronte les dépendances, et le renoncement conjoint, d’un petit garçon à son biberon et du grand-père à sa pipe. Ulysse, le jeune cochon, abandonne sa tétine pour séduire, sur la plage, une ravissante porcelette, et son grand-père se sentira obligé de l’imiter et de jeter sa chère bouffarde. Un livre qui fut plébiscité par le Comité Français d’Education pour la Santé! Et une belle occasion de figurer, avec peinture et collages, de cocasses scènes de drague porcine entre les cabines du bord de mer, images qui ne sont pas sans rappeler le Paddy Pork de Goodall (Bilboquet, 1999).
Un regard profondément altruiste
Maman pélican (Bilboquet, 1998 Fables à tout vent). stigmatise, sans cruauté pour les protagonistes, une maternité abusive, étouffante pour sa progéniture. Constat un peu sévère qui n’empêchera pas Michelle Daufresne de consacrer à sa propre mère trois très beaux livres, particulièrement émouvants. Dans Le secret de Théodore, elle raconte la connivence entre un jeune singe et Sara, la vieille girafe (Centurion, 1985 & Castor poche, 1994). Cette rencontre affectueuse d’un enfant avec son aïeule se retrouve dans Ni oui ni non, mais avec gravité, cette fois, autour d’un jeu et d’inquiétudes partagées devant la proximité des fins dernières (Hachette Jeunesse, 1989). Avec Le sourire de Sara, elle évoque l’acharnement thérapeutique d’un rhinocéros-médecin aveuglé par sa conscience professionnelle, imperméable à l’amour et à la compassion de ceux qui regardent la mort de Sara comme un repos attendu, comme, enfin, la paix d’un sommeil éternel bien mérité (Hachette, 1993).
La relation privilégiée entre un enfant et un vieillard est un thème récurrent chez Michelle Daufresne.
Dans son Histoire d’yeux, elle porte son regard amusé de grand-mère, pétillant d’humour et de tendresse, critique et indulgent à la fois, sur ses petites filles et leur précoce coquetterie (Syros Alternatives, 1992).
J’ai peur (Bilboquet, 1997) et Accident (Bilboquet, 2004), esthétiquement très aboutis, sont inspirés aussi de souvenirs de famille et tentent de rassurer l’enfant qui a vu ou vécu un dramatique accident et de lui redonner le courage de vivre.
Toujours, l’amitié ou l’amour, très présents, guérissent tous les maux, pansent toutes les plaies. Et la confiance dans la bonté humaine ne fait jamais défaut…
Tous ces thèmes sont graves souvent, douloureux parfois. Mais que l’on ne s’y trompe pas: ces messages chaleureux sont suggérés avec tact, et les héros qui incarnent ces valeurs humanistes ou ces chocs psychologiques sont d’adorables petites poulettes, de fragiles taupes, des lapins ou des cochonnets malicieux, des oiseaux multicolores, des chouettes capricieuses, des guenons coquettes, croqués d’un geste libre et vif. Point de larmoiement ni de discours lourdement moralisateur. Tout est suggéré, effleuré, avec tact et légèreté, et dans les mots, et dans les images.
Illustrer les textes des autres
Michelle Daufresne n’a peur de rien : elle a osé affronter une illustration, excusez du peu, de la Bible! Gageure réussie par cette agnostique, sensible au souffle du texte et qui, malgré son humilité, ne fut pas paralysée par les artistes nombreux et prestigieux qui ont d’ores et déjà illustré ce livre essentiel. Devant cette tâche monumentale, elle est restée elle-même, sans concession à l’imagerie sulpicienne, et le résultat est superbe (La Bible Larousse, 2004). Réalisés avec feue son amie Dominique Barrios, les 12000 exemplaires de cette édition furent vite épuisés, et, hélas ! jamais réédités.
Avec les Vers d’un peu partout, elle s’est mise au service d’un texte de Ulrike Blatter. Michelle Daufresne fut émue et heureuse que cet auteur lui demande d’illustrer un recueil de ses poésies et touchée de sa confiance. Et cependant, avec la discrétion et la modestie qu’on lui connaît, et aussi son éternelle insatisfaction, elle n’a cessé de craindre de n’être pas à la hauteur, de ne pas être en mesure d’imager fidèlement « la musique secrète qui se tapit dans les mots » dont parle Ulrike. Cette crainte était vaine, bien sûr: les sensibilités mélodiques si raffinées de l’une et de l’autre ne pouvaient que s’accorder et confluer de concert vers la sereine harmonie qui émane de ce recueil. Toutes deux possèdent en effet une merveilleuse qualité d’attention aux petits riens qui émanent des êtres et des choses, aux lumières et aux brumes des regards et des paysages, à la rosée des fleurs ou aux trilles des oiseaux, aux évidences poétiques du monde qui les entoure, et elles ont su accorder plume et pinceau pour en traduire sans mièvrerie toutes les délicates subtilités (Bilboquet, 2002).
Sa collaboration avec François David pour Motus où elle a illustré Le rire des cascades de Alain Boudet donne un petit livre élégant et lyrique (2001).
Comme Jules Renard est mort, nous ne saurons jamais s’il aurait apprécié à sa juste valeur le savoureux Sourire de Jules que Michelle Daufresne lui a joliment adressé avec des calligraphies de Patrick Cutté (Alternatives, 1999, Petit pollen)
Artiste et écrivain
La plupart du temps, elle écrit elle-même les textes, concis, qu’elle illustre, dans la fantaisie ou l’émotion, selon l’humeur du jour, avec un réel talent de plume, un je-ne-sais-quoi de tendre ou de primesautier, une élégance subtile et une justesse de sentiments, un humour et une légèreté, une grâce infinie que l’on découvre aussi dans les nombreux poèmes qu’elle a publiés depuis quelques années.
Elle a mené, parallèlement à ses activités d’auteur-illustrateur et de poète, une carrière de peintre et de plasticienne qui a influencé ses techniques d’illustration. Ses expositions successives en galerie l’ont poussée à des recherches graphiques et à des innovations techniques qu’elle expérimente avec jubilation. Ainsi les sages encres et aquarelles des débuts se sont-elles vu aspergées d’eau de Javel, éclaboussées de sel, postillonnées à la pipette (que son architecte de mari appelait élégamment souffle-au-cul), alourdies de sable ou décorées des collages les plus inattendus. Il n’est que de voir comment elle a figuré récemment ses Jardins en comptines (Seuil, 2006), son Petit brouillard (Bilboquet, 2005)ou les vues de Cabourg des Éclats de mer de Victor (Syros J, 2002) et de les comparer au désert de son ancien Loin dans les sables pour prendre conscience de cette évolution. Et sa joie de créer avec des matériaux incongrus éclate partout : 1,2,3, allons au bal! est un petit bijou d’intelligence et de fantaisie (Syros, 1997).
Elle s’amuse aussi à sculpter, des animaux souvent, et bricole avec du bois, des galets, des plumes, des brindilles, des écorces, des feuilles et des fleurs séchées pour créer des installations qui seront photographiées dans certains albums comme Le petit théâtre de pierre (L’art à la page, 2001). L’abécédaire Images images que sa fidèle complice Marie-Thérèse Devèze, directrice de l’ancienne galerie L’Art à la page, a consacré, après Sara et May Angeli, à Michelle Daufresne nous fait pénétrer avec bonheur dans l’univers espiègle et sensible de cette grande dame de l’illustration (2006).
Souvenir, souvenirs…
Qui n’a rencontré, au hasard des inaugurations d’expositions, le malicieux « chauffeur de Madame », toujours très élégant avec son noeud papillon et sa haute stature négligemment appuyée sur une canne?
Dans les salons, les galeries et les médiathèques,Jean-Claude Daufresne était toujours là, admiratif du rare talent artistique de sa très chère épouse et fidèle membre du « club des gentils accompagnateurs » qu’il avait fondé avec mon mari. Les bibliothécaires, encore charmées d’un baise-main devenu si rare, savaient-elles qu’elles recevaient dans leurs murs l’un des grands architectes du siècle écoulé ?
Prix de Rome, architecte des bâtiments civils et des Palais nationaux, il fut d’abord en charge de l’Odéon, et avait beaucoup aimé le monde du théâtre, et en particulier « Mado » (Renault) et « Jean-Louis » (Barrault). Puis ce fut le Louvre, où, nouveau Belphégor, il resta 22 ans et dont il devint vite l’architecte en chef. En 1983, il se voit confier le domaine de la Malmaison et eut beaucoup de bonheur à restaurer les jardins, et surtout la roseraie, puis les appartements, de la belle Joséphine. Ses activités privées l’ont en outre amené à construire une trentaine d’immeubles à Neuilly.
À près de 80 ans, il se pique de préparer et soutenir – avec succès, bien sûr- une thèse, se réjouissant de la surprise que cet impétrant original a suscitée à la Sorbonne et considérant d’un air amusé les doctes universitaires de son jury comme de jeunes galopins!
Cet homme de culture et d’humour nous a quittés en février 2005. Peut-être (Bilboquet, 2007) évoque les interrogations métaphysiques qu’a suscitées ce départ.
Anecdote
J’aime évoquer une anecdote réjouissante qui en dit long sur la désinvolture et le caractère facétieux de notre artiste. J’avais organisé, en vue d’une exposition à Saint-Valery-sur-Somme, la rencontre d’illustrateurs avec une amie galeriste. Georges Lemoine est arrivé le premier. Il a ouvert d’élégants cartons où les dessins étaient soigneusement rangés, emballés chacun dans un papier de soie, méticuleusement répertoriés sur des fiches artistement calligraphiées. Notre Irma bec en l’air est arrivée ensuite, porteuse d’un grand sac poubelle, qu’elle a vidé sans ménagement sur la table de la galerie, sous l’œil incrédule et médusé de son confrère. Enchantée de ce succès inopiné, cabotine et mutine, elle a renouvelé un jour la scène devant un groupe de mes étudiants ravis de ce spectacle inattendu.
Délicieuse et fantasque Michelle Daufresne qui, malgré son talent, ne s’est jamais prise au sérieux…
Janine Kotwica – Décembre 2018
Mémoire d’images
par : Mémoire d'images
Revue