Maryse Condé à Stockholm
Ce dimanche 9 décembre 2018, l’écrivaine française Maryse Condé, déjà couverte d’honneurs à Paris (Grand officier de l’ordre national du Mérite, Officier de l’ordre de la Légion d’honneur et Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres) recevra le Prix Nobel de littérature alternatif à Stockholm. Cette journaliste et professeur d’université d’origine guadeloupéenne est surtout connue par ses nombreux romans et moins citée pour ses livres d’enfance qui, s’ils ne sont que sept, sont tous de très haute tenue et certes pas inférieurs à son œuvre pour adultes.
On y trouve, en effet, des thèmes communs. Si un seul d’entre eux traite directement de l’esclavage, ses séquelles transparaissent dans la plupart des récits dont trois se déroulent dans sa Guadeloupe natale, un dans la proche Haïti, un en Géorgie, terre d’esclavage, et deux en Afrique où Maryse Condé, mariée en premières noces à un Guinéen, est partie un jour déterrer ses racines.
Ses héros, fort sympathiques, ont l’âge du lectorat visé, en fait ses propres petits-enfants, et vivent le passage plein d’embûches de l’enfance à l’adolescence : révolte latente, besoin d’indépendance, crainte devant l’avenir mêlée d’espoir en une vie meilleure, foi en l’amitié. Quatre de ces héros sont masculins, et trois sont des filles qui rappellent étrangement les femmes étonnantes de ses autres romans. Les jumeaux y sont omniprésents. Tous vivent des situations dramatiques du fait des guerres et des désordres politiques. Les mères sont courageuses, certes, mais fragilisées par les difficultés sociales et, souvent, l’absence du père parti combattre ou travailler à l’étranger. Les paysages y sont décrits avec lyrisme et réalisme et la mer exerce, sur tous, une fascination ambiguë.
Dans Haïti chérie (Bayard-Je bouquine, 1987 ; réédité en 2001 sous le titre Rêves amers avec une couverture de Bruno Pilorget), l’héroïne, Rose Aimée, analphabète qui rêve de s’instruire, a 13 ans. Elle vit à la campagne dans une famille misérable. Ses parents l’envoient comme bonne dans une famille de Port–au–Prince. Sur fond des exactions et de la corruption des Tontons macoutes, exploitée, elle s’enfuit et tente, avec une jeune fille de son âge, de gagner l’Amérique malgré ses peurs et son amour de sa terre natale. Les passeurs, à la vue des garde-côtes, les jettent à la mer avec tous leurs compagnons de misère. Cette fin tragique, à laquel
le des événements récents confèrent une triste actualité, est transcendée par un espoir spirituel dans l’au-delà.
C’est un livre bouleversant, avec de magnifiques descriptions de la vie haïtienne, du pittoresque des bus, des costumes, des coutumes et des rites vaudous.
Victor et les barricades (illustrations de Marcellino Truong, Bayard-Je bouquine, 1989) nous raconte l’aventure d’un gamin dont la famillvit à Montebello où Maryse Condé a vécu. Comme il rate son certificat d’études, il est envoyé par ses parents, déçus, chez un oncle à Pointe–à–Pitre pour y travailler dans son garage. Il y arrive au moment de révoltes inspirées par les Cinq glorieuses qui provoquèrent la libération de Georges Faisans. En compagnie d’un garçon déluré, il va découvrir le passé esclavagiste de la Guadeloupe, s’éveiller à la conscience politique et gagner, par là même, la considération de ses parent
En Guadeloupe, Hugo le terrible (Sépia, 1991) nous fait la chronique serrée d’une catastrophe naturelle vue à travers les yeux d’un jeune garçon qui, dans une famille heureuse et équilibrée, vit les débuts de son adolescence. A cause de l’ouragan qui frappe différemment
pauvres et riches,
il prend conscience des inégalités sociales. Avec humour, dans son discours à la New Academy, Maryse Condé rappelait qu’en France, on ne parle de la Guadeloupe qu’en deux occasions, la Route du Rhum et… les cyclones.
La Planète Orbis (illustrations de Letizia Galli, Jasor, 2002) est un étonnant livre de science-fiction qu’on verrait bien porté au cinéma. Le héros, José, orphelin de 10 ans, a perdu ses parents dans un accident de voiture. Pour oublier son chagrin, il se porte volontaire, dans un groupe de trente enfants issus de la Guadeloupe, pour un voyage vers la Planète Orbis, univers glacé et futuriste où de bizarres extraterrestres vont l’éduquer et lui infuser un message d’humilité, d’amour et d’harmonie. A son retour, il est adulte et va mettre en pratiq
ue son idéal au Rwanda, pays des mille collines et des sept volcans.
L’héroïne de Savannah Blues (illustrations de Sylvain Bourrières, Bayard-Je bouquine, 2004 ; Sepia,
2008) est une fillette de 13 ans, aînée de la famille, dont le père est allé tenter sa chance au Canada. Sa mère, licenciée de son emploi de serveuse, déprime, tombe malade et ne quitte pl
us son lit. Elle a deux frères jumeaux, des chenapans, et une petite sœur qu’elle adore. Lorsque la mère doit être hospitalisée, les services sociaux menacent de séparer la fratrie. Heureusement, le père rentre et la vie reprendra « comme avant », aussi précaire, mais avec une famille unie dans l’affection.
Très beau livre sur la mémoire de l’esclavage que Chiens fous dans la brousse (illustrations de Christel Espié, Bayard-Je bouquine, 2006, 2008). L’histoire débute au Mali, à Ségou, si cher à Maryse Condé, au 18ème siècle, dans la famille d’un vaillant chasseur bambara. Ses fils, jumeaux de 13 ans, poètes et musiciens, suivent, contre leur gré, leur père à la chasse. Un soir, ils se sauvent pour écouter un griot et sont faits prisonniers. On les sépare et l’un est emmené à Fès où il préfère se suicider plutôt que de devenir esclave. L’autre, à la suite de tribulations diverses, se retrouvera sur un navire négrier en partance vers le Brésil avec une fillette dont il assure bravement la protection.
Un récit sur le commerce triangulaire qui évoque, sans langue de bois, la complicité des Africains ainsi que le rôle des Touaregs et des marchands arabes.
Sublime A la courbe du Joliba (Grasset jeunesse, 2006), magnifiquement illustré par Letizia Galli, amie de l’écrivaine, est le seul opus qui ne soit pas édité en collection de poche. Maryse Condé nous y présente l’Afrique contemporaine qu’elle aime, avec ses paysages (savane, désert, fleuve), sa végétation, son bestiaire, ses petits métiers pittoresques (brodeuse, écrivain public, pêcheurs…), ses marchés, ses tissus, son artisanat, sa cuisine, ses termitières, ses bus et bateaux, ses mosquées avec leurs mendiants et les talibés des écoles coraniques, les manuscrits anciens des bibliothèques. Comme le livre raconte un voyage, on découvre plusieurs lieux fascinants, Mopti, Bamako, Tombouctou, et on côtoie des ethnies diverses. Mais c’est loin d’être une carte postale car le livre évoque aussi les guerres tribales, la mutation d’une jeunesse tentée par la mondialisation, la coexistence, plus ou moins imbriquée, plus ou moins harmonieuse, d’une culture traditionnelle et du monde moderne. On dépose l’aînée à Bamako chez des cousins un peu snobs qui lui font miroiter les séductions du McDo, du cinéma et des voyages aériens. Le reste de la famille embarque sur un bateau sur le Niger où les deux autres fillettes, jumelles, rencontrent un rappeur débrouillard amateur de Coca-Cola et deux jumeaux afro-américains qui, eux aussi, vont leur ouvrir de nouveaux horizons. A la description émerveillée mais lucide d’un continent, Maryse Condé, mère de quatre enfants dont trois filles, joint la richesse et la complexité des rapports familiaux, des filles entre elles, et, surtout, de la mère et de ses filles qui entrent dans l’adolescence.
Ce magnifique album a été traduit en suédois chez Papamoscas en 2008 (Dâr Joliba gôr en Krôk).
Sept romans exceptionnels qui méritent en effet qu’on les mette à l’honneur, comme leur charismatique auteur.
Janine Kotwica
12 décembre 2018
par : Bazar Masarin
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