Janine Despinette, Dame d’œuvres de la Littérature en couleurs.
C’est à Bologne, où j’avais été introduite par mon amie Carla Poesio, fondatrice de la Fiera, que j’ai fait la connaissance de Janine Despinette qui m’appela malicieusement « l’autre Janine ». Très liée à Carla, elle était, chaque année, présente à cette célébration printanière du livre d’enfance, et toutes deux en sillonnaient les allées, bras-dessus, bras-dessous. Les derniers temps, Janine pilotait le fauteuil roulant de Carla, s’arrêtant sans cesse pour saluer leurs nombreuses connaissances venues de toute la planète. Les grandes fêtes du livre, Janine en était très friande et elle ne manquait jamais non plus, ni la Biennale de Bratislava, ni les salons français de Paris ou de Montreuil. Carla Poesio y était présente aussi et logeait, à Paris, chez l’accueillante artiste italienne Letizia Galli qui réunissait, dans de joyeux dîners, le couple Despinette avec moultes personnalités artistiques et critiques issues de toute l’Europe. Carla Poesio et Janine Despinette, pionnières en la matière, étaient toutes deux reconnues comme d’éminentes critiques internationales de l’album et, peu de temps avant le décès de Carla survenu en 2017, elles furent encore toutes deux invitées par Sigute Chlebinskaite au Salon du Livre de Vilnius : de nombreuses photos témoignent de leur connivence et de leur bonheur d’être ensemble.
Janine Despinette, née à Aix-les-Bains le 30 mai 1926, et décédée à Suresnes le 25 juillet 2020, était la fille de Cyril Constantin, artiste peintre, joailler, inventeur d’une technique de projection de lumières colorées : l’art, la musique et la lecture ont éclairé ses années d’apprentissage. A l’adolescence, celle qui se revendiquera toujours comme une robuste montagnarde, est cheftaine scout aux Éclaireuses de France. Durant la guerre, énergique et décidée, elle passe un brevet de la Croix rouge, ce qui l’autorise à fournir ses services à la Résistance et à l’Armée : elle est, toute jeune encore, infirmière, notamment, durant les batailles du Monte Cassino. Après la Libération, elle gagne Paris, devient Camarade de la Liberté et rencontre le charismatique Jean-Marie Despinette, grande figure de l’Éducation populaire, militant convaincu de toutes les actions sociales et citoyennes, qui mettra plus tard son dynamisme au service de la Régie Renault dont il sera l’un des directeurs. Depuis leur mariage en 1948 et jusqu’au décès de Jean-Marie en 2009, ils seront toujours associés dans toutes sortes de projets de promotion de la lecture et de la culture. C’est en sillonnant l’Europe aux côtés de son mari qu’elle découvre la toute nouvelle Bibliothèque internationale de la jeunesse au château de Blutenburg à Munich, participe à l’aventure du Train-exposition de la jeunesse, puis, en 1951, aux Rencontres européennes à la Lorelei : on peut sans doute voir, dans ces premières collaborations européennes, l’origine de sa ferme conviction que la vie du livre et la défense de la culture ne peuvent être contenues dans nos frontières hexagonales, mais doivent être promues mondialement. Toute sa vie, elle sera membre ou présidente de jurys internationaux, à Bologne, Bratislava, Barcelone, Sarmede, œuvrant au sein de l’UNESCO ou d’Ibby.
En 1951, elle participe, avec son mari, à la création de l’association Loisirs Jeunes, anime la revue éponyme et lance les Diplômes Loisirs Jeunes qui valorisent les biens culturels de l’enfance. Le couple s’engage aussi dans la création du CRILJ, Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse, puis, à Charleville-Mézières, riche de sa tradition de théâtre de marionnettes, du CIELJ, Centre International d’Études en Littérature de Jeunesse, auquel elle fait don de 40 000 titres de sa collection personnelle et au sein duquel, en 1992, avec l’universitaire Henri Hudrisier, elle ouvre le site Ricochet, référence bibliographique et culturelle du livre d’enfance : bien avant que ne fleurissent les blogs et sites divers, cette visionnaire a compris les énormes potentialités qu’offrirait le net pour la promotion du livre. En 2012, à cause de difficultés financières, grâce à l’aide d’Etienne Delessert, le site Ricochet, qui accueille alors 4 millions de visites par an, devra quitter la France et sera, avec son aval, hébergé en Suisse, à Lausanne, par l’ISJM, Institut Suisse Jeunesse et Medias.
Au début des années 50, elle reprend des études au Syndicat des éditeurs de la presse magazine, à l’École pratique des Hautes études et se lance dans la recherche en psychologie comparative. Elle s’intéresse fortement au livre d’enfance et sera l’une des premières critiques indépendantes en littérature de jeunesse, valorisant inlassablement l’image dont elle analyse avec conviction, dans de nombreuses publications, le fonctionnement et la réception chez le jeune lecteur, rejoignant ainsi le combat de François Mathey, conservateur au Musée des Arts décoratifs, pour la reconnaissance de l’illustration comme un art majeur.
Elle contribue à quelques mémorables expositions, ainsi, en 1977, à Visages d’Alice, et en 1993, à Imaginaires des illustrateurs européens, toutes deux au Centre Pompidou. En 1984, pour l’exposition itinérante La Littérature en couleurs, elle collabore étroitement avec François Ruy-Vidal dont elle défend avec enthousiasme les choix éditoriaux. Le catalogue, dont la couverture fut dessinée par Alain Gauthier, un de ses illustrateurs préférés et grand ami de François Ruy-Vidal, permet d’apprécier l’exceptionnelle pertinence de sa sélection. Son mari en a écrit la préface, et elle en a composé les textes avec François Ruy-Vidal qui signe de la calligraphie créée par Jean Claverie. Abondamment illustré, on y voit, bien sûr, l’écurie Quist-Vidal mais aussi les publications de Laurent Tisné, Robert Delpire, Jean Fabre ou Maurice Cocagnac. Danièle Bour y côtoie Etienne Delessert, Nicole Claveloux, Alain Le Foll, André François, Alain Gauthier, Alain Letort, Claude Lapointe, Guillermo Mordillo, Maurice Sendak, Jacqueline Duhême… Toujours elle défendra l’idée qu’il y a des classiques incontournables et indémodables, « qui, comme Le Petit prince de Saint Exupéry, demeurent comme des trésors de l’humanité ».
Aprés la mort de son mari, elle se détache progressivement de ses multiples activités extérieures et sombre peu à peu dans le silence. Déçue par la production contemporaine où, dit-elle à Etienne Delessert dans un entretien en 2011, « les vrais créateurs deviennent rares », elle déplore « la main-mise des éditeurs » et « la déperdition du style des créatifs ». Elle ressent amertume et tristesse d’être quelque peu oubliée des jeunes générations qui méconnaissent le rôle décisif que cette
« passeuse de cultures » joua dans la reconnaissance de la littérature illustrée pour la jeunesse.
Celle qui se définissait comme une « Dame d’œuvres » a écrit ses mémoires qu’elle souhaitait généreusement illustrés. Le coût de l’opération, des difficultés de tous ordres, dont son refus de voir son texte amendé, ont empêché leur publication. L’étendue et la richesse de ses expériences sont pourtant indéniables : ne serait-il pas opportun de les exhumer ?
Janine Kotwica
Octobre 2020
par : Revue des Livres pour Enfants
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