À chaque nouvelle parution, toujours très attendue, d’un album de Claude Ponti, ses lecteurs sont persuadés qu’il a atteint les limites indépassables du délire imaginatif et de la connivence avec l’univers d’enfance. Et le livre suivant les emmène un peu plus loin, toujours plus loin dans un monde onirique et très réel en même temps, qui n’appartient qu’à lui et où, pourtant, ses admirateurs, enfants et adultes, se reconnaissent et s’installent pour des heures de dégustation narcissique jubilatoire. Difficile, en effet, d’épuiser en une lecture, toutes les richesses, drôles et mélancoliques à la fois, qui s’accumulent généreusement entre des pages si denses et si complexes.
Quel chemin parcouru depuis ses innénarrables – au sens propre- Album d’Adèle et Adèle s’en mêle! Sans doute, ces premiers livres sans texte, publiés chez Gallimard et dédiés à la petite fille dont la naissance venait de bouleverser sa vie, contenaient-ils, d’ores et déjà, en filigrane, et à profusion, de nombreux thèmes et personnages de l’oeuvre à venir, mais ils ne permettaient guère de présager qu’une infime partie des trésors de sensibilité, de fantaisie déjantée et de profondeur métaphysique qui seront par la suite si largement offerts aux lecteurs, petits et grands, qui se précipitent sur ses livres.
La plupart des grands albums de Ponti sont des voyages initiatiques où le héros, blessé par la méchanceté ou l’indifférence de ses proches, revient dans son univers familier après avoir « grandi » , pris confiance en lui et capable désormais d’assumer courageusement, voire même joyeusement, une réalité désespérément immuable.
La quête de soi et d’un équilibre intérieur apparentent la catharsis apaisante de Claude Ponti à la conception du monde selon Maurice Sendak, qui manifeste la même foi indéfectible dans les potentialités de l’enfance à résister aux multiples agressions d’un milieu souvent hostile et qui exprime lui aussi, certes avec des moyens graphiques très différents, les révoltes et les pulsions inconscientes de ses jeunes héros.
Car il s’agit bien d' »héroïsme », un héroïsme qui rapproche Hippolène (L’arbre sans fin), Mine (L’Ecoute aux portes), Jules (L’île des Zertes), Zouc (Le Nakakoué) et Okilélé des grands noms de la mythologie universelle, de Orphée à Persée ou Saint Georges ou encore Tristan, à, plus près de nous, Alice et le Petit Prince. Les épreuves qu’ils surmontent, la plupart du temps tout seuls, sans les adjuvants magiques des contes traditionnnels, grâce uniquement à leur force d’âme, sont exceptionnelles, de la descente aux Enfers au passage de « l’autre côté du miroir », du combat contre des monstres dont la plupart sont intérieurs à la conquête de la toison d’or de la sérénité, des pérégrinations dans l’espace interstellaire à l’exploration des ramures et des racines d’un inquiétant monde arborescent…
A la dimension mythologique des situations, des lieux et des personnages, s’ajoutent une symbolique très élaborée (ainsi de l’arbre, omniprésent…) et des références littéraires multiples, à Lewis Carroll, Cocteau, Saint-Exupéry, Shakespeare, et même Claudel , avec son « oeil qui écoute »…
Mais que l’on ne s’inquiète pas: on n’est pas, loin de là, dans un univers austère ou pédant. La fantaisie et la tendresse se rencontrent à chaque page. Ainsi ces héros si teintés de noble mythologie ont-ils une apparence bizarre, hybride, mi-humaine, mi-animale, inidentifiable, et souvent plus proche de la peluche que de la zoologie, exception faite des poussins qui, au fil des parutions, et cela depuis leur première apparition en compagnie de Blaise, gardent leur délicieux duvet jaune et, dans la multiplicité de leurs savoureuses mimiques, leurs caractéristiques de poussins, sous le regard gaiement attendri de leur créateur.
L’amour, aussi, est omniprésent, des premiers émois amoureux, poétiques et farfelus, de Monsieur Monsieur et Mademoiselle Moiselle à la douleur de l’amour impossible entre Jules et la brique et au coup de foudre de Jules et Roméotte dont les sentiments, si lyriquement exprimés, ont, comme pour les couples formés par Okilélé et la princesse ou Azilise et Mose, une valeur salvatrice.
Si les petits chez Claude Ponti, comme tous les petits d’ailleurs, connaissent les heurs et les malheurs de l’amour, ils vivent aussi, et là encore, comme tous les enfants, petits et grands, toutes les difficultés des relations avec les parents. On peut, en fait, constater une certaine hétérogénéité dans la représentation du couple parental, idéalisé dans certains livres (Pétronille et ses 120 petits, L’arbre sans fin ou Ma vallée), ambigu le plus souvent. En effet, les parents décrits dans Parci et Parla ou dans Le tournemire sont d’une lamentable inconsistance. Dans quelques albums, ils sont tout simplement absents.
Ceux d’Okilélé sont capables de remords, certes, mais après avoir fait montre d’une brutalité et d’une incompréhension insupportables. Leur comportement rappelle celui des paysans frustes et bornés des Pieds bleus, bouleversant roman pour adultes qui éclaire douloureusement les courageuses tribulations d’Okilélé mais conforte paradoxalement son message d’espoir: quelle que soit la cruauté de la vie, l’enfant a en lui les ressources qui lui permettront de l’assumer.
Et ces ressources, il en aura besoin. Car poignante est la solitude de l’enfant qui ne rencontre, dans la plus totale incompréhension du monde humain, d’amitié et de compassion que des objets (la poupée Broutille, Martin-réveil, la loupiotte perchée..). Et encore, certains objets fétiches peuvent-ils être traîtres, ainsi du Doudou méchant. Quant aux animaux familiers, ils sont, comme le chien, invisibles!
« Mais, écrit Sophie Chérer*, tout finit par s’arranger, car Claude Ponti pense que la vie, c’est tellement triste qu’il vaut mieux en rigoler ». Et, de « rigoler », il ne se prive guère.
La fantaisie, on la trouve très largement dans son écriture. Ses jeux de langage sont quasi lacaniens.
Sa créativité lexicale, très drôle, n’est jamais gratuite et s’exerce principalement sur les noms propres, avec légèreté comme pour Tromboline et Foulbazar, de façon plus significative dans les grands albums. Ainsi les pompeuses prosopopées de la généalogie d’Hippolène sont-elles porteuses d’un idéal familial et humain, révélatrices des profondeurs psychologiques féminines surtout et, cependant, d’un humour très réjouissant. Les noms propres ellidés par aphérèse (Les Moiselles d’Egypte, L’île des Zertes), joyeusement déformés phonétiquement (Souine-Gopatt-Fol) ou détournés orthographiquement (Grimporidot, Couparat), sont résolûment fidèles à l’esprit d’enfance et à ses manipulations de mots, ludiques ou involontaires. Et ils manifestent, de la part de leur créateur, à la fois sa remarquable aisance linguistique, mais aussi son inaliénable anticonformisme et son si sympathique refus de se prendre au sérieux.
Et pourtant, sérieux , il l’est, dans l’exercice de son métier, par le travail très rigoureux du texte et de l’image, par son sens de la belle ouvrage. Il apporte un grand soin aux détails, à la pagination, aux pages de garde, qui sont autant de preuves de l’immense respect qu’il porte à ses petits lecteurs.
Tout est pensé à la perfection. Le découpage de la page en séquences est d’une astuce diabolique, et, là encore, jamais gratuit, toujours adéquat. La composition des récits est d’une rigueur exemplaire, qu’elle soit en abyme comme Ma vallée ou cyclique comme la plupart des récits de voyages initiatiques.
On trouve, disséminée, la présence judicieuse d’éléments pertinents à peine décelables dans l’image, révêlés plus tardivement dans le texte, ainsi du petit rhume noir, de la princesse endormie, du petit soleil, de la 7 ème saison merveilleuse. Et Claude Ponti joue en virtuose du temps et de la chronologie, distinguant nettement la durée diégétique (voir L’arbre sans fin) de celles des récits, écrit et dessiné.
Même pertinence subtile dans le traitement des lieux et des décors. On pourrait croire à une permanence rassurante des sites et paysages. Mais cette stabilité est relative, et les lieux, comme le jardin de Georges Lebanc, sont à la fois identiques, et finalement changeants. Quelle poésie dans leur représentation, avec un renouvellement euphorisant des clichés! Les couchers de soleils sont apparentés à des partitions musicales et la subtilité des jeux de couleurs, la composition, la mise en page rappellent les manuscrits médiévaux ou les paysages de la Renaissance italienne. Et alors, pour le petit Touim de Ma vallée ou pour Jules et Roméotte, le miracle s’opère de la connivence harmonique entre des sentiments apaisés et une nature enfin accueillante.
L’Ecole des loisirs, qui a édité, depuis 1990, tous les livres de Claude Ponti, vient de publier un grand album, dont le titre étonnant, Schmélele et l’Eugénie des larmes , ne peut que titiller notre curiosité.
Les fidèles de Claude Ponti ne seront toujours pas déçus, loin s’en faut, et accompagneront avec émotion la quête de sa nouvelle petite héroïne accompagnée de Bâbe, son amie la porte, dans un univers aussi délirant que ceux des livres précédents. De la pauvreté initiale et de la disparition des parents anéantis par leurs soucis, du chagrin immense de cet abandon noyé dans l’Eugénie des larmes, jusqu’à la redécouverte rieuse de l’espoir et la reconstruction finale d’une merveilleuse maison, Claude Ponti nous entraîne vers une fin qui enrichit celle de Okilélé par la perspective d’autres naissances, gage de foi en l’avenir.
Aucun doute: ce bel album est, encore et toujours, un événement éditorial qui, comme les autres grands livres de Claude Ponti, me rappelle une réflexion magnifique d’Albert Cossery dans Les hommes oubliés de Dieu:
« Regarde cet enfant qui pleure.Il a sans doute froid, car il est nu sous sa robe. Il n’a pas mangé depuis ce matin. Mais c’est lui le porteur de miracles. C’est lui le sorcier de demain. Je me demandais tout à l’heure, effondré dans ma boutique: « Qui sauvera l’enfant? » Eh bien l’enfant se sauvera de lui-même. L’enfant n’acceptera pas ce lourd héritage de notre misère. Il aura des bras assez forts pour se défendre. Voilà ce qu’annonce l’air autour de nous. Ecoute, Haroussi… »
Il y eut un silence qui s’étendit très loin jusqu’au fond des ruelles boueuses. Le vent s’était arrêté de souffler. La misère du monde était au bout de son destin. »**
* L’album des albums Ecole des loisirs, 1997
**Joëlle Lösfeld, 2000
par : Parole
Revue