Guy Billout ou l’humour philosophe
Quand il parle de sa verte jeunesse, Guy Billout se présente, non sans malice et coquetterie, comme un benêt. La preuve ? Enfant de chœur, il n’aurait jamais osé goûter au vin de messe !
Benêt ? Ah ! Certes non. Ni jobard, ni niais, ni godiche, comme il s’amuse à le prétendre. Son culot, déconcertant, est ailleurs que dans de fades facéties de potache : déroutantes, par leur audace, leur ingéniosité et leur qualité esthétique, sont les idées qui pétillent tout au long de son importante œuvre d’illustrateur et de dessinateur de presse. Rencontre hivernale sous les embruns de la Picardie maritime. Par Janine Kotwica
Guy Billout, vous êtes né à Decize en 1941 et vous vivez aux États-Unis depuis 1969. Mais, heureusement pour nous, vous revenez souvent en France. Les paysages des bords de Loire sont souvent présents dans vos illustrations. Est-ce à dire que votre terre natale vous manque ?
Je suis vraiment un fils de la Loire, pour être né dans ses bras, Decize étant une île. Mes incessants retours sur ses rives me valent les sarcasmes de mon frère puîné, qui me soupçonne de revenir pour « téter ma goutte de lait ».
Vous êtes resté attaché à vos racines familiales, même dans votre travail : vous avez exposé à Nevers avec vos deux frères. L’un d’eux, Jacques, est prêtre. Vous avez illustré trois de ses livres à sujets religieux, Jésus à plus d’un titre, Bernadette et l’Évangile et Bibliste sans le savoir, avec Dominique, votre frère peintre. Votre contribution n’est guère sulpicienne. Vous pouvez expliquer votre démarche ?
Je suis devenu un mécréant, mais toujours interrogé par la religion. Il m’a paru intéressant, dans le premier ouvrage, d’illustrer le personnage de Jésus sans jamais le représenter. Une manière d’évoquer sa nature divine.
J’admire votre œuvre depuis ses débuts mais je ne vous ai rencontré que lors de votre exposition chez Danièle Delorme où vous aviez été introduit par le regretté Avoine.
Mon ami Avoine, d’un abord plutôt bourru, était comme ses dessins, profondément humain et marrant.
Quelle a été votre formation ?
Pendant mes études aux Arts appliqués de Beaune, je suis devenu un fils de pub. Une discipline qui m’a appris à créer des images faciles à comprendre et avec humour. Merci à Savignac et à André François !
Qu’est-ce qui vous a poussé à traverser l’Atlantique ?
Enfant, le premier dessin qui me valut des compliments montrait un paquebot fendant l’océan, qui, dans mon esprit, ne pouvait être que l’océan Atlantique.
Comment avez-vous été accueilli à New York ?
Personne ne m’attendait à la passerelle du paquebot qui m’amenait à New York un beau matin de mars 1969. Je n’avais pour tout bagage que quatorze petits dessins jamais publiés. Ils parurent sur cinq pages dans New York Magazine, quelques mois après mon arrivée.
Une belle entrée en matière !
New York Magazine était un nouveau magazine, issu du supplément week-end du New York Herald Tribune qui venait de disparaître. Milton Glaser avait acquis les quatorze dessins déjà mentionnés. Directeur artistique (et cofondateur de Push Pin Studios), il les fit paraître dans ce magazine qui fut une vitrine privilégiée pour les illustrateurs. Dans le sillage de cette extraordinaire promotion, j’ai pu travailler avec tous les grands magazines américains, Redbook (ma toute première commande sous la direction artistique de Bob Ciano), Time, Life, Fortune, The Washington Post, Business Week, The Wall Street Journal, The New York Times, The Boston Globe, The Los Angeles Time, Vogue, McCall’s Magazine, Harper’s Bazaar, The New Republic, Playboy, puis plus tard pour de nombreux rapports annuels pour Industries…
Comment qualifieriez-vous votre longue collaboration avec la revue bostonienne The Atlantic Monthly ?
Judy Garlan, directrice artistique de The Atlantic Monthly, m’appela un jour pour me proposer de faire, sur une base régulière, une pleine page en couleurs sur le sujet de mon choix. À ma grande surprise, face à ce formidable challenge, je n’ai éprouvé aucune des craintes qui m’accompagnent pour toutes les commandes, même les plus modestes (la peur de ne pas trouver la « bonne » idée). À raison de six dessins par an, ce fut une collaboration si heureuse qu’elle dura vingt-quatre ans.
Comment en êtes-vous venu, depuis le 11 septembre 2001, à collaborer avec Seymour Hersh, qui est journaliste d’investigation spécialisé dans les affaires militaires ?
Chris Curry, directrice artistique pour les illustrations intérieures du New Yorker, m’a demandé de travailler avec ce journaliste légendaire (lequel je n’ai jamais rencontré). C’était d’autant plus remarquable que je n’avais pas d’expérience dans l’illustration politique, encore moins militaire. À l’issue de cette expérience fructueuse qui dura dix ans, le magazine cessa brusquement et sans explications de me passer commande.
Puisque nous évoquons The New Yorker, on peut s’étonner que vous n’ayez qu’une seule couverture à votre « palmarès » ?
Françoise Mouly, la directrice artistique des couvertures du New Yorker, à deux occasions, m’a demandé de lui soumettre des idées sur des sujets précis. L’un d’eux concernait l’élection de Barack Obama. À cause des délais de dernière minute, ce fut le sketch initial qui fit la couverture. Le magazine a une longue tradition : il attend des illustrateurs qu’ils soumettent des idées. Certaines fois, des mois de silence passent avant une éventuelle publication. C’est un exercice qui me dépasse. Je suis complètement accro aux deadlines. Il me faut des limites précises dans le temps pour produire le plus petit dessin.
Pourquoi, sur cette couverture du New Yorker, ces couleurs bleu blanc rouge pour Obama ?
Les Américains parlent beaucoup des trois couleurs bleu blanc rouge, mais à la différence des Français, on dit rouge blanc bleu. Je ne me souviens pas de l’origine du fait que la couleur rouge symbolise les conservateurs et le bleu les progressistes. Barack Obama avait l’ambition de réunifier le pays divisé entre les Républicains et les Démocrates. De là l’idée de montrer Obama marchant dans la neige avec des fleurs rouges d’un côté et bleues de l’autre, se mettant spontanément à éclore sur son passage, le blanc étant ici représenté, à part la neige, par la Maison Blanche.
Vous enseignez à la prestigieuse Parsons School de New York. Que vous apporte cette transmission ?
Après des années à exercer un métier pour lequel je n’ai jamais fait d’apprentissage, j’ai très lentement appris à me défaire du modèle inspiré par les enseignants que j’avais subis au lycée. J’ai simplement appris à encourager, au lieu de dicter.
Racontez-nous votre rencontre avec le sulfureux Harlin Quist qui vous a introduit dans l’univers de la littérature pour la jeunesse…
J’étais plutôt innocent lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. J’étais loin de deviner la complexité de son caractère, d’autant plus qu’il m’offrait sans ambages de faire un livre pour enfants en me disant : « Fais ce que tu veux. »
Bus 24, publié en 1973 à New York puis à Paris, fut un coup de maître ! Et on en a fait un film…
Cette offre de liberté totale dans la création, préfigurant celle proposée par Judy Garlan pour The Atlantic Monthly quelques années plus tard, libérait en moi une inspiration que je ne me connaissais pas. Je me suis enfermé pendant quelques semaines dans une chambre d’hôtel au bout de Long Island, et cette histoire sans texte est sortie de moi sans aucune des affres qui m’assaillent pour les commandes ordinaires. La mise en animation de grande qualité de Bus 24 (organisée par le regretté Patrick Couratin) m’a beaucoup saisi par le fait même de voir mes dessins s’animer, mais aussi par la façon dont la composition musicale d’Albert Marcœur complétait un récit que je croyais parfaitement autarcique.
La plupart de vos livres personnels sont sans texte, avec, parfois, une simple légende, ciselée et décapante, mais brève, souvent réduite à un seul mot. Une image, pour vous, vaut-elle tous les discours ?
Très jeune, je lisais les bandes dessinées dans les journaux, qui en quatre cases développaient un gag avec une chute et sans l’aide de bulles, par exemple Les Aventures du professeur Nimbus.
En découvrant les dessins humoristiques, je préférais de loin ceux qui étaient sans légende (Bosc, Chaval, Tetsu, Mose, Sempé, etc.). C’est toujours après avoir créé un dessin que je peux être appelé à lui donner une légende ou un titre. Dans la série pour The Atlantic Monthly, je m’assurais que le texte ne soit jamais redondant par rapport à l’image et s’articule avec le détail incongru qu’il était facile de ne pas remarquer à la première lecture. Ce détail était essentiel, puisqu’il altérait le sens de l’image.
Vous avez une relation privilégiée avec The Creative Company…
Je ne me souviens pas exactement des circonstances de ma rencontre avec Tom Peterson. C’est en tout cas grâce à Étienne Delessert et sa femme Rita Marshall, géniale directrice artistique, qui confère aux illustrateurs la plus grande liberté. Creative Editions est probablement le dernier bastion où l’on privilégie la qualité créative avant de consulter les gens du marketing.
Histoires de partir et En voyage, que publiera Gallimard, restent dans la lignée thématique du voyage. Vous semblez fort intéressé par tous les moyens de transport…
On revient au dessin du paquebot mentionné plus haut. À l’époque, lorsque je m’ennuyais, je dessinais des chevaux et des avions, qu’on pourrait lire comme un désir d’évasion ou bien de fuite…
Un autre de vos thèmes de prédilection est l’architecture et les ouvrages d’art. Je pense en particulier à Stone & Steel, a Look at Engineering…
Je crois que le goût pour l’architecture m’est venu le jour où j’ai commencé à faire des dessins à partir de mes polaroïds. Il y avait quelque chose d’apaisant et en même temps d’un peu vertigineux lorsque je dessinais les rangs interminables de fenêtres des gratte-ciel de Manhattan. Par contre, Paris, que je trouve pourtant spectaculaire dans sa cohérence haussmannienne, ne m’inspire pas autant.
Nombre de ces bâtiments sont d’inspiration antique et rejoignent de nombreuses références à la mythologie gréco-romaine, comme Thunderbolt & Rainbow: a Look at Greek Mythology, non traduit en France.
Je suis fasciné par les colonnades dans l’architecture classique, à tel point que j’ai cherché toutes les occasions, dans mes commandes ordinaires, pour jouer avec des colonnes. Ce qui m’a particulièrement motivé dans le livre sur les dieux antiques, c’était de ne pas les représenter dans leur apparence humaine, mais de les évoquer de manière oblique (même démarche que pour les portraits de Jésus). Pour représenter, par exemple, Hélios, dieu du soleil, on voit un des fameux taxis jaunes de la ville de New York (puisque j’ai fait des tours jumelles du World Trade Center, aujourd’hui disparues, le nouveau mont Olympe) dans la lumière particulière qui, tôt le matin, embrase les rues rectilignes de Manhattan.
Inspirés par la ligne claire, vos paysages, jardins et architectures sont lisses et bien rangés. Or, toujours, un détail insolite, incongru, vient en perturber la sage ordonnance, comme dans Il y a quelque chose qui cloche publié chez Harlin Quist en 1998 ou Il y a encore quelque chose qui cloche édité par Patrick Couratin en 2002. D’où vous vient cet esprit espiègle ?
Le goût de la galéjade est peut-être un moyen d’apaiser ma tendance à redouter le pire. Ainsi, dans un de mes dessins préférés, on voit une statue de femme tentant de couvrir sa nudité au milieu d’un jardin formel, alors que déboule à l’improviste un grand cheval de marbre, sautant par-dessus les buis bien taillés. Le titre, L’Irruption de la réalité, suggère une certaine violence, cependant tempérée par l’aspect paisible du jardin et une façade néo-classique, dans des couleurs gaies. Pour que la « blague » fonctionne, il me faut partir d’une situation réelle, qui doit être exactement reproduite. Ici, un jardin attenant à une villa de millionnaire du début du XXe siècle (the Marble House), qui existe à Newport, dans le Rhode Island. Plusieurs de ces dessins libres de The Atlantic Monthly (aussi publiés dans Le Monde) m’ont éclairé rétrospectivement sur certains aspects de mon caractère.
Avec Harlin Quist et François Ruy-Vidal, vous avez participé, par des images très remarquées, à des ouvrages collectifs dont certains, comme Le Géranium sur la fenêtre, ont fait date dans l’édition pour la jeunesse. Quel souvenir en avez-vous ?
Les ouvrages collectifs de Quist (je ne me souviens pas de mon éventuelle rencontre avec Ruy-Vidal qui œuvrait en France) m’ont permis de traiter des sujets que les magazines ne m’offraient pas, comme la masturbation et l’acte sexuel (dans l’ouvrage You Think Just Because You’re Big You’re Right).
Quist ne censurait jamais, mais il n’avait pas grand-chose à craindre de ma part ; je n’ai jamais su créer de controverse avec mes dessins. C’est pourquoi un artiste comme Tomi Ungerer m’a toujours impressionné avec certains de ses dessins qui pouvaient être violents et cruels, mais derrière lesquels on pouvait percevoir un fantastique rigoleur.
Vos techniques ont évolué au fil des années…
Après mes débuts où je faisais tout « à la main », j’ai adopté l’aérographe, technique que j’ai utilisée jusqu’à ce que je réussisse à me servir de Photoshop. Ce qui est resté constant, c’est le besoin de tracer sur papier le dessin original. Un autre changement important, déjà mentionné, fut l’utilisation de la photographie pour m’aider à dessiner. Au fil des années, j’ai constaté que les meilleurs dessins étaient toujours issus de photographies que j’avais faites moi-même.
Quels sont les artistes qui vous ont marqué ?
Dès que je suis entré en école d’art, j’ai immédiatement reconnu mes héros : Savignac, André François et Ronald Searle. Plus tard, j’ai appris qu’ils étaient tous les trois des amis. Jeune illustrateur, j’avais conscience de l’influence de Folon, mais curieusement j’ai mis longtemps à reconnaître combien j’étais dans la lignée (si je puis dire) de la ligne claire. C’est peut-être parce-ce que j’ai toujours baigné dans l’univers de Hergé et consorts.
Vous avez récemment organisé trois expositions parisiennes dont les noms sont troublants – Vertiges, Bévues et Déséquilibres – et expriment votre fascination pour le vide. Seriez-vous instable ?
Disons que j’aime bien approcher du bord du précipice, mais pas trop près quand même.
Vous êtes admiratif de l’œuvre de Nikolaï Astrup découverte récemment en Norvège. Peut-on dire que vos vertiges, souvent ascensionnels, et votre attrait pour les fjords de Norvège ou les falaises de Picardie sont d’ordre métaphysique ?
Je n’ai jamais su très bien analyser les implications que mes images peuvent susciter. C’est toujours rétrospectivement que j’ai découvert un sens caché à certaines d’entre elles. Ces images sont à mon sens les meilleures que j’ai faites, parce que je ne les ai pas pensées, mais suivies.
Quelques-uns de vos dessins vont entrer au musée de l’Illustration jeunesse de Moulins (MIJ). Est-ce parce que cette ville est proche de votre cher Nivernais ? Un retour aux sources ?
C’est surtout du ressort de madame Emmanuelle Martinat-Dupré qui a bien voulu acquérir ces dessins pour le musée.
Tomi Ungerer a eu des obsèques grandioses à la cathédrale de Strasbourg chère à son cœur d’Alsacien. Pour Guy Billout, ce sera à la cathédrale de Nevers chère à son cœur de Nivernais ?
Disons que ce n’est pas du tout dans mes intentions (ou mes prières… de mécréant).
par : Les Arts dessinés
Revue