La technique utilisée par l’artiste Sara pour ses illustrations est celle des papiers déchirés. Elle qui peint par ailleurs d’immenses tableaux utilise exclusivement cette technique pour son œuvre imprimée. Ce qu’elle appelle d’une très belle formule « l’incertitude de la déchirure », lui permet de privilégier, non le conceptuel, mais le ressenti, sans être perturbée par une quelconque démarche intellectuelle. C’est devenu sa marque de fabrique car, si des illustrateurs comme Léo Lionni ou Thierry Dedieu y ont eu parfois recours, Sara est la seule artiste qui, dans l’édition, en use de façon spécifique. Déchirer du papier est devenu pour elle un langage, son langage, avec une grammaire qui n’appartient qu’à elle. Bref, Sara, ça déchire !
Sara
L’incertitude de la déchirure
par Janine Kotwica
« La peinture à l’huile, me disait-elle dans un entretien paru dans La Revue des Livres pour Enfants, me sert pour construire une image dans laquelle formes et couleurs doivent vibrer et saisir un instant intense dont je ne me lasse pas de chercher l’avant et l’après. Un album, ce sont des images qui se suivent et racontent un temps distendu, seconde après seconde, afin d’en saisir la moindre sensation. Pour l’instant, pour mes albums, je préfère les papiers déchirés… »*
Sélectionnant avec soin des papiers de grande qualité, elle y a acquis une dextérité sans égale, et parvient à exprimer les nuances de sentiments subtils et fugaces avec une extraordinaire économie de moyens. D’une très grande sensibilité, elle traduit ainsi l’immédiateté et la proximité de ses émotions. Et il lui suffit d’un simple trait esquissé au crayon pour guider son geste créateur.
Modernité des mythes
Femme infiniment cultivée, lectrice exigeante, insensible voire hostile aux tyrannies des modes littéraires, critique avisée des gloires éphémères fabriquées dans le tintamarre des médias, amoureuse des vieux livres et de leurs odorantes reliures patinées, Sara trouve son bonheur et, partant, ses sources d’inspiration, dans les textes qui fondent notre civilisation.
C’est ainsi qu’elle a relu et illustré avec talent les Métamorphoses d’Ovide. L’album, paru aux éditions Circonflexe en 2007, remporta un grand succès.
Sara a retenu les histoires de Daphné, Callisto, Io et Actéon, quatre fables parmi les quelque deux cent cinquante que raconte Ovide. Elle s’est bien gardée de réécrire ce superbe texte patrimonial, mais a choisi, dans une traduction qui fait autorité, celle de Georges Lafaye parue chez Guillaume Budé, les seuls passages où la métamorphose est précisément décrite. Aucune concession, pas d’adaptation en direction de la jeunesse, un respect évident, et de l’auteur, et du lecteur, avec une réelle confiance dans son intelligence. On assiste ainsi, au plus près du poème d’Ovide, dans quatre séries d’images séquentielles sublimement mises en pages, aux passages de l’humain vers le végétal ou l’animal. De ce poème épique, écrit entre Rome et la terre d’exil de Tomes sur la Mer Noire dans les toutes premières années de l’ère chrétienne, Sara souligne qu’il rejoint bizarrement des expériences génétiques récentes. « Ces sornettes, écrit Sara dans sa préface, après une allusion aux greffes d’organes de porcs sur les humains et à l’introduction de gênes de poissons dans nos fraises, n’en sont peut-être pas et nous, et nos descendants, risquons d’être l’objet de bouleversements étonnants. »
Miracle de la littérature et de la mythologie qui s’interrogent sur les accointances de l’humain, de l’animal et du végétal et qui anticipent intuitivement, ici comme souvent, les expériences scientifiques les plus pointues. La qualité graphique de l’album explicite, approfondit et démultiplie les significations de ces mythes si troublants et contribue à asseoir leur modernité.
Fables et Contes
Sa lecture de la Blanche-Neige de Grimm est d’une rare violence. La vision terrifiante de la méchante reine, cannibale et sadique, le désarroi de la fillette, sa panique dans une forêt grimaçante qui se souvient du film culte de Walt Disney, l’effacement des nains qui eussent pu alléger le tragique des atmosphères, la brûlante stylisation du supplice de la sorcière, tout concourt à une dramatisation qui fait de ce conte un chef-d’œuvre absolu.
Pour La Barbe bleue, elle est restée fidèle au texte de Charles Perrault. Une passion sanglante que ses images transposent dans le monde contemporain, ce qui l’incite à oser des couleurs acides et à jouer de formes géométriques quasiment abstraites.
Pour les Fables de La Fontaine, elle alterne les morceaux très connus et des fables plus confidentielles. Elle s’amuse à perturber ces récits célèbres avec des références cachées comme la souris rouge, empruntée à Faust, qui s’échappe des racines du Chêne. Ses personnages ne manquent pas d’originalité comme sa Laitière audacieusement impudique. Son recueil peut rivaliser avec tous les grands maîtres incontournables qui ont mis en images notre fabuliste national.
Trois magnifiques albums publiés aux éditions du Genévrier.
Nu redonne vie avec infiniment d’humour et presque sans texte aux cariatides des sites antiques (Seuil Jeunesse). Sara a l’art de pimenter nos classiques !
Une ascèse artistique
Directrice de la collection La langue au chat chez Epigones, de 1990 à 1995, Sara fut aussi responsable de la collection documentaire consacrée à la société aux éditions Autrement Jeunesse.
Elle fut également, après une formation à l’École de l’image des Gobelins, scénariste de dessins animés pour la télévision et elle mène parallèlement un travail de peintre et de photographe.
Elle est en outre auteur-illustrateur d’une généreuse quarantaine de titres, ventilés chez différents éditeurs : Epigones, Bilboquet, Thierry Magnier, Le Seuil, Autrement, Circonflexe, L’Art à la page, Rue du monde, le Genévrier, Chandeigne, HongFei cultures, La Joie de lire… pour lesquels elle a reçu de nombreuses distinctions dont le Prix Octogone, le Prix Découvertes et, et, moderne Aphrodite, la prestigieuse Pomme d’or de Bratislava.
Si elle a illustré quelques textes anciens, ou un recueil de sa fille, Edith de Cornulier-Lucenière (L’Homme des villes de sable), elle est, en général, à la fois autrice et illustratrice. Ses albums sont alors sans texte ou avec des textes brefs, laissant la part belle à une illustration très graphique composée exclusivement de papiers vigoureusement déchirés, très structurés et dont l’esthétique sans concession témoigne d’une grande foi dans les capacités de compréhension du lecteur. Ses images sont, certes, figuratives et narratives, mais si sobres et minimalistes qu’elles flirtent souvent avec l’abstraction surtout quand elles sont décontextualisées. Sara recommence plusieurs fois ses images, jetant impitoyablement celles qui ne la satisfont pas, simplifiant encore et encore, avec une grande exigence de pureté et de dépouillement.
Et pourtant, ces illustrations sont loin d’être simplistes et certaines ne sont pas sans ambiguïté. Ainsi ces pages du Chat des collines où elle se livre à une sorte de suspense graphique et oblige le lecteur à s’interroger : surfaces jaunes solaires des champs de colza des printemps européens ? Ou, finalement, lumineuses étendues sableuses des canicules africaines ?
Son graphisme est raffiné, harmonieux et pertinent, mais il peut être aussi brut, presque brutal, comme les combats du Loup ou les silhouettes inquiétantes des prédateurs qui menacent l’éléphanteau. Sa palette chromatique est chaude, forte, parfois violente et aride, avec une présence insistante – et signifiante – du noir, et ceci dès ses premiers livres. Elle pense la couleur et la forme en même temps, ce qui donne une remarquable cohérence à ses récits.
Silence et recueillement
Amoureuse de cinéma et de photographie, elle est audacieuse dans ses cadrages. « Je travaille les masses, les lignes de force puis les fait basculer, les déséquilibre pour qu’elles soient au bord de la chute à un moment de tension intense. » *
Silencieuse et secrète, elle manifeste une sorte de méfiance à l’égard des mots, « équivoques », « des armes que les gens se jettent à la figure »*. Ses textes sont concis et très travaillés. Sara maîtrise les niveaux de langue, du soutenu au familier, elle cultive l’art du point de vue et s’amuse des sonorités et subtilités de la langue.
« Papa n’est pas bavard », dit la petite héroïne de Joséphine : Sara non plus !
Son relatif mutisme est un choix délibéré. Dans une civilisation qui, selon elle, privilégie le verbiage, elle se livre à une fervente apologie du silence et du non-dit au profit d’une pensée méditative et de la communication non verbale, qui s’expriment remarquablement dans L’Invité arrive ou Un bon fermier sur des textes de poètes chinois anciens, édités par HongFei. Sa vie intérieure s’enrichit de son amour de la musique et de sa profonde connivence avec les animaux.
Un bestiaire en sympathie
« Dans de très nombreux albums, dit-elle, les animaux sont très présents. La plupart du temps, ils ont l’apparence d’animaux, mais ils représentent des humains et vivent des vies proches de celles des humains. Dans d’autres, comme les miens, les animaux le restent même s’ils ont des pensées ou des paroles rapportées par l’auteur ou le narrateur. Je raconte leurs histoires, leurs pensées, leurs sentiments comme si je les connaissais et peut-être est-ce vrai parce qu’être en « sympathie » avec eux permet de les comprendre. »*
Son bestiaire est très étendu. On y trouve à la fois des animaux sauvages et des animaux domestiques, souvent malheureux et abandonnés. Inventaire : un ours mal léché (Volcan), des éléphants solidaires (Eléphants), un lion courageux (Révolution), une souris apprivoisée qui joue les entremetteuses (Joséphine au restaurant), un rat mélomane, ami improbable d’un homme (Le rat musicien), des loups solitaires et fiers (Le Loup), anticonformistes au point de se lier d’amitié avec un lapin (Dans la gueule du loup), des chats souples et gracieux (A travers la ville, La nuit sans lune, Le chat des collines), des cervidés cruellement poursuivis par un chasseur (La Traque), et surtout, comme dans le mythe d’Actéon, des chiens (Mon chien et moi, Je suis amoureux, A quai, La laisse rouge, La petite fille sur l’Océan, Enchaîné…). Une rencontre providentielle met fin à l’isolement des animaux abandonnés ou persécutés qui sont finalement adoptés ou trouvent un compagnon dans des situations anticonformistes.
Les histoires canines jouent sur différents registres, du tendre (La laisse rouge) au tragique le plus insoutenable (Enchaîné de Valérie Dayre, un des rares livres dont elle n’ait pas écrit le texte).
Mais beaucoup s’inspirent de son expérience personnelle.
La belle cantatrice de Mon chien et moi, une femme en robe rouge comme l’héroïne de A quai, ressemble singulièrement à l’artiste qui l’a créée et son superbe chien jaune à celui d’Edith, la fille de Sara. « C’est, raconte-t-elle, à cause de ma fille aînée qui m’a quasiment obligée à avoir un chien que j’ai découvert ce qu’était une relation avec un animal : et cela dès le premier jour. Je voyais ce petit chiot ramper par terre, je m’apercevais, dépitée que cela sentait le chien ! Je n’étais pas ravie de l’aventure. Mais ce chiot a tenu à venir sur mes genoux (je ne sais pas encore comment « elle » me l’a fait comprendre) et là, elle s’est endormie. Je n’ai pas osé bouger pendant deux heures. Quand elle s’est réveillée, c’était fait : j’étais devenue son esclave !… C’était un échange immédiat, direct. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je comprenais ce qu’elle voulait à son regard. C’était comme si elle était branchée à mon cerveau à un niveau dont je n’avais pas pleine conscience. Elle parlait à une partie inconnue de moi. Bizarre…»*
Je suis amoureux est ainsi une histoire vraie qui a eu pour décor le Boulevard Montparnasse.
Des livres pour enfants ?
Les livres de Sara paraissent dans des éditions pour la jeunesse. Pourtant son esthétique ne s’adresse pas exclusivement au jeune âge et sa thématique, vaste et profonde, touche autant sinon plus les adultes que les enfants. Sara médite en images sur la solitude, la liberté, la rencontre, l’errance, la révolte, la quête de l’idéal, dans des atmosphères mystérieuses au parfum d’ailleurs. Chaque album recrée un univers particulier, et raconte une histoire d’amour, d’aventure ou de rêve subtile et très élaborée. Aussi déplore-t-elle que le marketing éditorial classe les livres par tranche d’âge et elle aime parler, plutôt, d’« univers partagés ».
Elle ose aborder des sujets difficiles, établissant des passerelles entre ses livres par leurs thèmes, leur bestiaire ou leurs personnages. Ainsi de la mort : tentation ou solution, long chemin du deuil après le décès d’un être cher…
Autre thème récurrent, la liberté. Révolution développe un discours libertaire contre l’oppression, la violence, l’emprisonnement, les camps de concentration et prône la prééminence de la lutte et de l’espoir sur la victoire. Le loup a pour héros un loup Oméga, indépendant et fier, mais qui, loin de toute meute, connaît la détresse de la solitude. Car si Sara chante les joies et les fiertés de l’indépendance, elle dépeint aussi les dangers de la solitude.
Il y a beaucoup de subtilité dans la frontière ténue qu’elle esquisse, de livre en livre, entre l’indépendance, « indispensable »*, et la solitude, « affreuse et vivifiante »*, et dans son refus d’une opposition binaire entre vérité et mensonge. Toute en nuances, elle ne clôt pas brutalement ses histoires mais leur laisse souvent une forme ouverte, disponible pour tous les possibles.
Atmosphère, atmosphères…
L’atmosphère de ses albums n’est pas exempte de lyrisme grâce, en particulier, à la présence obsédante de la lune. Elle est souvent aussi proche d’un certain cinéma, des brumes interlopes du film noir, des villes nocturnes (A travers la ville), des ports, ceux de Remorques, Quai des brumes, Sur les quais, L’Atalante, Dédée d’Anvers… C’est un milieu qu’elle connaît bien : née le 17 mars 1950 à Nantes, elle a vécu une partie de son enfance à Rouen. « J’aime les quais, les atmosphères d’arrivée et de départ et suis sensible au débat intérieur du marin qui rêve de partir, libre de toutes attaches, sur la mer, et, dans ce but, s’enferme dans des cargos de métal et se sangle dans des uniformes raides, inconscient de ses contradictions. »*
La petite fille sur l’Océan ou A quai, album accompagné d’un film d’animation, ont pour héros ces marins-là, partagés, comme le loup Oméga, entre leur exigence de liberté et leur besoin d’affection, difficile à avouer dans un univers masculin voire machiste. Et dans ces livres, le piège de l’amour se referme par surprise sur ces solitaires plus vulnérables qu’ils ne le croyaient.
Car l’amour est très présent dans l’œuvre de Sara, surtout par le moment privilégié de la rencontre, « rare et bouleversante »*, plutôt que par le couple, « trop souvent conventionnel et réducteur des personnes qui le composent »*. La joyeuse romance de Je suis amoureux, bluette argotique dans l’esprit de La Belle et le clochard, la déferlante ignée de Volcan, audacieuse éruption éjaculatoire d’un coup de foudre, ou Joséphine au restaurant, histoire sociale pleine d’humour d’une famille qui se recompose, autant d’aventures sentimentales drôles et émouvantes à la fois.
Quand ses idylles ne réunissent pas des animaux anthropomorphes, elles se nouent entre des marins à la dégaine désinvolte ou des messieurs à la distinction désuète avec leurs cravates et leurs chapeaux, et des femmes racées aux tournures sensuelles, aux postures légèrement déhanchées, voluptueusement moulées dans le rouge ou le noir de robes infiniment élégantes dans leur simplicité.
L’ivresse du partage
Pour prendre conscience de la vivacité de intelligence et de la profondeur de sa pensée, il faut lire son Sara Auto-interview, un petit livret paru en 2018 aux Éditions du Sonneur où elle se dévoile avec conviction et humour.
Images Images Sara, abécédaire que L’Art à la page avait publié en 2006, représentait une sorte de synthèse des réflexions que l’on peut faire sur l’ensemble de son œuvre. Économe de textes, cela va de soi, le livre donnait en outre quelques aperçus de sa peinture.
Quel plaisir de reconnaître en elle la dame en rouge qui anime avec une générosité, une patience, une qualité d’attention et d’écoute exceptionnelles, des ateliers pour les enfants. Avec modestie, elle se défend d’avoir des talents pédagogiques et dit n’avoir rien à apprendre à quiconque. Voire…
Il n’est que de consulter Le Petit théâtre de Sara, conçu pour le département de la Mayenne, ou de feuilleter Comment je suis tombé par terre, petit album qui a été réalisé en 2004, sous sa houlette, par des enfants d’une médiathèque picarde, pour se convaincre du contraire : ceux qui ont participé à ses ateliers y ont donné le meilleur de leur sensibilité et sont sortis grandis de cette expérience forte et inoubliable.
« Ce qui se passe c’est que je ne sais pas si les personnes qui sont en face de moi ont des « zones intérieures » en commun avec moi. Donc j’ai besoin que les enfants (ou les adultes) et moi nous trouvions un terrain commun afin de pouvoir nous comprendre. J’avance à petits pas pour voir si nous pouvons vibrer ensemble sur quelque chose, une image, un sentiment. Ce que j’aime, c’est quand les personnes ont ressenti le plaisir de la création. Mais à chaque fois, c’est une nouvelle aventure. »*
*Une pomme d’or pour Sara Entretien avec Janine Kotwica in La Revue des Livres pour Enfants N° 228 – Mars 2006
universdesara.org
par : Les Arts dessinés
Revue