Amoureux de la France et, en particulier de la Provence et de la Camargue où il passait une grande partie de l’année, l’auteur-illustrateur anglais David McKee y est décédé le 6 avril 2022, entouré de sa famille, après une courte maladie. Il est surtout connu en France pour être le papa d’Elmer, le petit éléphant bariolé, qui connut un succès planétaire avec 29 titres et dix millions d’exemplaires vendus à travers le monde, l’un des grands événements éditoriaux de la fin du XXème siècle. Mais la gloire d’Elmer a occulté une œuvre beaucoup plus vaste, d’auteur-illustrateur, certes, mais aussi de peintre et de dessinateur de presse. Et ce fut un ami délicieux dont la joie de vivre, si précieuse en ces temps troublés, nous manquera beaucoup.
David McKee
Le Patchwork du bonheur
par Janine Kotwica
Les esprits chagrins, qui manquent d’imagination, racontent que David McKee était né en 1935 dans le Devon. Ils ajoutent qu’il fit des études, fort sérieuses, au Plymouth College of Art et que c’est là qu’il s’est forgé ses armes, si efficaces, de caricaturiste et de peintre.
Certains de ses biographes prétendent, au contraire, qu’ il est né aux confins du désert australien. D’autres fournissent des preuves irréfutables de ses origines… afghanes. La plupart cependant s’accordent pour le voir commencer sa plaisante existence dans les jungles et savanes de l’Afrique profonde où il a rencontré – indubitablement – de drôles de spécimens d’éléphants.
Si vous lui aviez posé la question, ses yeux bleus eussent pétillé de malice et il vous eût laissé le choix de la réponse « la plus belle » parce que, forcément, « la plus vraie »…Tout David McKee était dans cette boutade fantaisiste et optimiste, qui glorifie un imaginaire pétillant aux dépens des grisailles quotidiennes.
Cette invention débridée lui joua parfois quelques tours, lorsqu’il se vanta un jour, lui qui n’avait jamais foulé un tatami, être ceinture noire de judo. Il n’est hélas ! plus là pour vous raconter cette très véridique anecdote dont il avait toujours quelques versions inédites!
Car, d’imagination, lui n’en manquait certainement pas et toute son oeuvre en témoigne.
Il a d’abord travaillé le dessin de presse, d’humour et la caricature, pour le Times, Reader’s Digest, et surtout pour le magazine Punch où il côtoya Quentin Blake, Ronald Searle, Ralph Steadman, Sempé et André François auquel il vouait une grande admiration : il monta en Picardie, depuis La Colle-au-Loup, pour l’inauguration de Centre André François et y prodigua quelques dons.
Provençal d’adoption, il introduira malicieusement des scènes de la vie cannoise et niçoise dans ses dessins d’humour et préfèrera la pétanque au billard, au golf et au cricket.
En même temps, il commençait une carrière de peintre, un peu négligée durant sa période d’intenses activités éditoriales. Mais, depuis une vingtaine d’années, il est retourné à la peinture, rendant un hommage solaire aux vibrantes lumières méditerranéennes dans ses huiles et ses pastels. Il a ainsi repris avec talent le chemin des galeries d’art pour quelques expositions en Italie, à Zurich et à Londres. Il y a d’évidentes parentés entre son travail de peintre et ses illustrations et il s’efforçait d’abolir la frontière que d’aucuns élèvent entre le papier des livres d’enfance et la toile des tableaux .
Des livres optimistes pour l’enfance
A partir de 1964, il glorifie avec entrain la solidarité et le respect des différences dans ses joyeux albums pour la jeunesse.
David McKee publie Two can Toucan, son premier livre pour enfants chez Ablard-Schumann, sous la houlette de Klaus Flügge, puis, la même année, Bronto’Wings, un titre en noir et blanc chez Dobson. De très nombreux titres suivront, pour la plupart chez Andersen Press, où David McKee a suivi Klaus Flügge, sa carrière d’auteur-illustrateur devant aussi sa réussite à l’étroite connivence qui le lie à cet éditeur d’exception.
Les longues séries des Roi Rollo et des Mr Benn ont rencontré un succès sans précédent en Grande Bretagne et les parents d’aujourd’hui transmettent à leurs enfants cet engouement de leur âge tendre. Elles ont donné naissance à de nombreux films d’animation créés avec la complicité de Clive Juster et Leo Nielsen.
En France, la vogue d’ Elmer a en partie occulté l’intérêt irrécusable de ses autres titres. L’humour des situations quotidiennes y est hilarant : les querelles de voisinage de Madame Legris, les problèmes de latéralisation du Roi Rollo et de ses chaussettes neuves, les flatulences (Encore toi, Isabelle!) ou le hoquet (Zèbre a le hoquet), le rejet de la dictature de l’heure (Le car scolaire passe à cinq heures) ou des embouteillages (Le Secret de Marie), l’esprit de contradiction (Bébé futé), l’aveuglement des baby-sitters (Le Monstre et le nounours)… Tout peut prêter à rire ou à sourire.
Les désordres et les drames de l’actualité politique sont transcendés par un pacifisme à tout crin (Blancs et noirs, Six Men ou Les Conquérants) et le pouvoir et la violence aveugle ne résistent pas à l’astuce et à la ruse (Mr Benn gladiateur).
D’autres albums puisent dans l’émotion de la mémoire familiale, mais sans pathos : Macaronis raconte un souvenir de Violet, sa mère, « conteuse née » qui venait de mourir, et Les Flèches bleues, réminiscence d’une oeuvre de Paul Klee, fut écrit avec son fils Chuck.
Le tout, sans lourdeur didactique, et avec, toujours, des ouvertures optimistes.
Le papa d’Elmer
Le premier Elmer paraît chez Dennis Dobson en 1968 et en France en 1989, publié par les éditions Kaléidoscope à la suite d’une réédition londonienne chez Andersen Press. David confie : « Les années 1960, celles où j’ai créé Elmer, étaient fantastiques : il y avait plus de liberté, le public avait une culture visuelle plus poussée, et pas de cours pour les illustrateurs. Ceux qui illustraient des livres, et ils n’étaient pas si nombreux à l’époque, venaient d’autres domaines, de la peinture, de l’architecture… »
Le célébrissime éléphant bariolé est, tout de suite, très largement plébiscité dans l’hexagone et aussi dans 60 autres pays où petits et grands se sont pris d’une affection irrépressible pour ce héros exceptionnel.
On savait depuis Babar que l’éléphant pouvait être bien-aimé, mais l’enthousiasme qui accompagne Elmer est incomparable. Il faut dire que l’idée était géniale : prôner la différence et le respect de l’autre à travers un héros si drôle, si fantaisiste et esthétiquement si abouti est une prouesse qui mérite les nombreux prix que la série a remportés. Le bonheur du déguisement qui dépasse l’âge d’enfance, la fraîcheur d’une arlequinade dont le patchwork doit beaucoup à Paul Klee, son peintre préféré, la poésie d’une jungle d’opérette qui rajeunit le douanier Rousseau, une palette et un trait qui rendent hommage à Matisse, la truculence et la bonhomie de comparses éminemment sympathiques, l’invention toujours renouvelée des situations, expliquent un succès qui n’est pas près de se démentir. L’accompagnement commercial de produits dérivés de qualité – peluches, vaisselle, maroquinerie, jeux, pins – dont les anglo-saxons sont si friands, et la déclinaison des albums en livres animés ou en livres de bains, ne sont pas étrangers à cette exceptionnelle réussite, même en France où, commercialisés sous le label Jeux d’aujourd’hui puis Petit jour, ils ont vaincu la méfiance des Français pour toute récupération mercantile.
Succès amplement mérité d’une série qui, pourtant, sous l’apparente légèreté et la fantaisie , ose aborder des sujets graves ou délicats. Ainsi de Elmer et Papi Eldo : à une époque où le vieillissement de la population pousse à s’interroger sur la dépendance et les maux de ceux que le politiquement correct appelle pudiquement « les aînés », David McKee nous raconte la visite d’Elmer à son grand-père, leur bonheur d’être ensemble, l’évocation de chers souvenirs mais aussi l’inquiétude du petit-fils devant la menace de la décrépitude et de l’amnésie sénile. Le tout avec tact, bonne humeur et affection.
Quand on demande à David McKee ce qu’il pense de son surnom de « papa d’Elmer », il est ravi : Elmer fut son bébé, et, en papa débonnaire, il a généreusement accepté qu’il grandisse, le dépasse et vive d’une vie autonome qu’il ne contrôle plus, se réjouissant des spectacles scolaires et des diverses manipulations pédagogiques qu’il a inspirés.
Un visuel intelligent et sensible d’une exposition à Saint Paul de Vence, où David se cache sous le masque d’Elmer, – à moins que ce soit Elmer qui couvre pudiquement David? – joue avec tact de toutes les ambiguïtés du rapport du créateur avec son très célèbre héros.
Un hédonisme contagieux
On retrouve également chez Elmer les qualités de ses autres livres.
D’abord, le refus de se prendre au sérieux, le rejet du solennel, de la routine, des dictatures prosaïques de l’emploi du temps et même de l’heure : David ne se vante-t-il pas d’avoir choisi son métier « pour être en vacances toute l’année »? Et cela allié à un humour très british, au goût de la farce, de la supercherie, de l’indépendance, à un esprit quasi libertaire, au plaisir de contredire, de rire de tout, au bonheur de vivre ensemble, de s’entr’aider, de s’aimer, d’oser manifester sa tendresse et son besoin d’amour, à une générosité jamais prise en défaut, à la condamnation souriante des racismes et des exclusions de toute sorte.
Une morale joyeuse, chaleureuse, une psychologie optimiste, un hédonisme contagieux…
Cette drôlerie, cette tendresse, cette joie de vivre, héritées de ses parents et de leur éducation pleine de sagesse et de foi en la vie, sont aussi présents dans les choix esthétiques : perspectives et architectures fantaisistes, paysages aux allures paradisiaques, profusion de détails comiques disséminés dans la page, présence hitchcockienne d’auto-portraits inattendus cachés dans la végétation, caricatures de types humains réjouissants, palette tonique et audacieuse qui varie les techniques, du crayon de couleur à la plume et aux pinceaux trempés dans l’encre, la gouache, l’aquarelle…
« Quand je crée, dit David McKee, j’ai en tête l’adulte que l’enfant deviendra et la part d’enfance qui demeure en tout adulte. »
Une belle profession de foi…
Un épistolier créatif et généreux
La première fois que j’ai vu des enveloppes postales de David McKee, c’était dans l’atelier de l’illustratrice italienne Letizia Galli. J’ai été émerveillée de leur créativité allègre. Depuis, j’ai eu le bonheur de faire la connaissance du créateur d’’Elmer et du Roi Rollo et de nouer, avec lui, des rapports amicaux. Et j’ai alors eu le privilège de recevoir, moi aussi, de nombreux petits trésors peints au crayon, à l’aquarelle, à la gouache, à l’encre, sur des enveloppes à l’italienne, toutes en 22/ 11. Lui-même encadrait celles qu’il recevait et les murs de sa maison provençale en étaient couverts.
The Post Office Museum of Tokyo a présenté, en 2007, une exposition de 300 enveloppes choisies parmi celles qu’il a envoyées et reçues. Un élégant catalogue a été édité à cette occasion. L’on y trouve en particulier les nombreux envois à sa compagne galeriste Bakhta Chenoukee, à Klaus Flügge, à divers confrères, dont Satoshi Kitamura qui n’a pas manqué de lui rendre la pareille à profusion.
Ce catalogue montre aussi les « decorated envelopes » reçues par David McKee et par son éditeur londonien, de Axel Sheffler, Susan Varley, Max Velthuys, Posy Simmons, Babette Cole, Tony Ross, Carme Sole Vendrell, Fulvio Testa, Emma Chichester Clark, et beaucoup d’autres illustrateurs et amis que l’on ne peut tous citer. Les Anglais y sont particulièrement présents, certes en raison de la nationalité du destinataire, mais plus encore à cause des pratiques épistolaires solidement ancrées dans la tradition britannique. David McKee a eu l’extrême gentillesse d’exposer et de reproduire dans le catalogue une de mes modestes enveloppes, ce qui m’a remplie de confusion.
Le livret Letters to Klaus présente les courriers reçus par l’éditeur, et David McKee y occupe une place de choix.
En un temps où le courriel concurrence et menace les envois postaux, ce recueil anglais et l’hommage nippon dégagent un doux parfum de nostalgie, en célébrant le bonheur d’écrire, l’inventivité, la générosité et le culte de l’amitié d’un artiste résolument rétif à l’informatique.
par : Les Arts dessinés
Revue