May Angeli est doublement à l’affiche cet automne.
Retournant aux origines de sa riche carrière, la MÉDIATHÈQUE DU PÈRE CASTOR à Meuzac expose, jusqu’en février 2016, les dessins qu’elle créa pour cette maison de 1969 à 1984.
D’autre part, la Médiathèque départementale de la Mayenne expose, à partir du 27 novembre, les originaux de Plumezépoils à la ferme, un jeu de cartes animalier qu’elle vient de réaliser en dynamiques xylographies.
En marge de ces deux expositions, alors que le dernier Prix Nobel de la paix honore la Tunisie et que la sélection du Prix Goncourt est annoncée au Musée du Bardo, on est tenté d’éclairer, sous les feux de cette actualité stimulante, les liens très féconds que May Angeli a tissés, depuis plus de quatre décennies, avec ce beau pays. En effet, cette charismatique artiste témoigne d’un attrait indéniable pour les civilisations « orientales », au sens dix-neuviémiste du mot. Elle a amplement représenté, dans les éditions françaises de ses livres, les paysages du Maghreb, de pittoresques scènes de rue, de savoureuses histoires d’animaux méditerranéens, des fables éducatives sur l’oppression politique, l’immigration et le racisme. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle a également publié une œuvre conséquente en Tunisie.
Des amitiés durables
Tout a commencé en 1968 par une première approche fortuite de la culture maghrébine au cours d’un voyage en Algérie dont les sites et les gens la séduisent définitivement, puis, peu de temps après, par une escapade familiale au Maroc. Elle est alors une très jeune illustratrice qui n’a publié que quelques livres aux éditions de La Farandole et à peine commencé sa collaboration avec les éditions du Père Castor. Pourtant, elle remplit d’ores et déjà des carnets de croquis fiévreux qui seront une base précieuse pour ses livres à venir.
A partir de 1975, elle fait des séjours répétés en Tunisie où elle noue de solides amitiés – ce qui nous vaudra de merveilleux portraits de ses amis, croqués sur le vif, et gravés parfois à l’atelier, comme le livre d’artiste Une histoire de barbe, avec un texte de Habib Tengour, imprimé à Paris en 1998 avec les caractères de l’Imprimerie nationale.
Page interne d’Une histoire de barbe, illustrations de May Angeli
La geste hilalienne de Moncef Dhouib, décors et costumes de May Angeli
Est-ce le climat ou l’exotisme des sujets ? Elle manifeste, en tout cas, une jubilation évidente à créer les gouaches de ses multiples couvertures pour Cérès, des productions tunisiennes souvent, libanaises ou égyptiennes parfois, aux sujets politico-historiques ou aux récits plus romanesques, transpositions de contes du patrimoine arabe, des Mille et une nuits en particulier, mais aussi, et c’est parfois surprenant, de monuments de la littérature européenne, comme… le très shakespearienMarchand de Venise.
Pour la collection « Miroir d’encre » de Cérès encore, elle illustre, en 1996, Ulysse et les délices de Jerba, de l’universitaire Alia Baccar, féministe convaincue, et, en 1997, Sloughi et la panthère et L’îlede Zinelabidine Benaïssa, professeur et militant écologiste.
Elle créera même le design des emballages d’une marque tunisienne de produits alimentaires !
SOUKS ET SAVEURS EN TUNISIE (Seuil jeunesse et Cérès, 2007) prend la forme d’un carnet de voyages focalisé sur les marchés, les petits commerces de bouche ambulants, toutes les épices et denrées alimentaires aux séduisants parfums, les fruits et légumes aux couleurs aguichantes… L’auteur, excellente cuisinière, à côté d’anecdotes savoureuses, nous fait le cadeau de nombreuses recettes. Un délice !
Mythes et paysages
Elle croque avec tendresse la colline de Sidi Bou Saïd et son célèbre « café des nattes », les paysages de la région de Kélibia, les maisons traditionnelles de Jerba la douce chère à Ulysse, les arbres pour lesquels elle manifeste une prédilection marquée : oliviers et eucalyptus, figuiers, palmiers, orangers et pommiers, et les transfère ensuite énergiquement sur le bois de fil, une technique traditionnelle, voire archaïque, alors peu usitée dans le livre d’enfant, devenue désormais élitiste par son côté artisanal, alors qu’elle avait permis autrefois les diffusions populaires par colportage. May Angeli s’y était perfectionnée à Urbino au début des années 1980. Le superbe VOISINS DE PALMIER(Thierry Magnier, 2004), décliné aussi en livre d’artiste avec une élégante mise sous coffret de Yuki Sakuraï et Pascal François, est une ode poétique et gourmande, esthétiquement très aboutie, au généreux dattier qui dispense les délicieuses « Deglet nour » faisant la fortune des oasis de Tozeur et Nefta, et à la faune qui l’habite.
Gravures de May Angeli pour le livre Dis-moi, Le Sorbier
Un voyage extraordinaire
Les miroitements du Chott el Jerid, cette vaste plaine saline, l’ont particulièrement inspirée. En 1979 déjà, elle les suggérait dans une poétique aquarelle déclinée ensuite en cartes et affiches pour le centre culturel français de Tunis. Mais depuis, elle les a mis en scène dans les illustrations de L’INVASION DE LA MER, œuvre peu connue et devenue introuvable du grand Jules Verne. Il s’agit du dernier roman dont il ait encore dirigé lui-même l’édition de son vivant même si le livre, illustré par Léon Benett, est paru à titre posthume : il a été mis en vente le 29 juillet 1905 alors que son auteur est décédé le 25 mars.
Ce beau projet fut mené conjointement, en 2003, par l’Institut français de coopération avec les éditeurs Françoise Mateu à Paris et Nourédine Ben Khader (décédé depuis) à Tunis : Syros s’est ainsi uni à Cérès pour publier ce texte étonnant, élucubration géographico-politique qui a pour cadre le sud tunisien. Fantasmant sur la spéculation bien réelle – mais abandonnée – de Ferdinand de Lesseps et de François Roudaire qui projetèrent le creusement d’un canal dans le Sahara, Jules Verne imagine l’inondation du désert entre le golfe de Gabès et le Chott Fedjej et la révolte que ce projet fou a suscitée chez les populations locales.
Magistralement illustrée de xylogravures à l’encre noire pour lesquelles elle a réuni une abondante documentation qu’elle a tricotée avec ses croquis pris sur le motif, cet hommage vigoureux aux paysages d’oasis et de désert et aux orgueilleux cavaliers qui les habitent, sert admirablement l’atmosphère vernienne. May Angeli réussit la gageure d’être proche de la vérité historique sans faire l’éloge du colonialisme, fidèle, en cela, à Jules Verne dont la position est, pour le moins, ambiguë. Les lieux communs quasi racistes d’une idéologie dominante à son époque voisinent dans son texte avec une admiration fascinée des peuples nomades, libres et fiers. C’est à Hadjar le rebelle qui a, en fait, des affinités avec le célèbre Capitaine Némo, que va aussi la sympathie de l’illustratrice.
Est-ce parce que le romancier a peine à se situer idéologiquement dans l’histoire qu’il raconte ? L’œuvre, en tout cas, malgré les éléments joyeux introduits par la présence du marchef Nicol, de son chien Coupe-à-cœur et de son cheval Va-d’l’avant, demeure dans un registre tendu, sérieux, voire grave : l’incompréhension entre une moderne mission de savants à l’idéal techniciste et une société tribale traditionnelle et libertaire brutalement confrontée aux contraintes économiques ne prête guère à rire.
Il est curieux de remarquer que, si May Angeli a une connaissance intime des sites décrits dans ce livre, Jules Verne, qui ne connaît de la Tunisie que Carthage et Tunis où il fut reçu par le bey, n’a fréquenté le sud du pays que par l’imagination, brodant sur des sources livresques. Pourtant, pour qui connaît ces contrées, ses évocations sont saisissantes de vérité. Léon Benett, illustrateur de l’édition Hetzel de 1905 et conservateur aux Hypothèques, avait, lui, beaucoup voyagé en tant que fonctionnaire aux colonies et réalisé, en Algérie, de nombreux croquis qui, comme ceux de sa consœur May Angeli, sont à la base des dessins publiés.
Bestiaire
May Angeli fait preuve aussi, dans ses carnets, d’un réel talent pour croquer les animaux : dessins et aquarelles de moutons, de vaches et d’ânesses, ou de volaille piaillante et picoreuse, évoluant dans une nature odorante et colorée. Un livre très drôle (ZORA L’ÂNESSE Thierry Magnier, 2002), discrètement sensuel, où les aquarelles gardent la liberté de l’esquisse, est né de l’observation amusée d’une vache se grattant le dos à un cactus. Les croquis préparatoires dormaient depuis deux décennies, entre les pages d’un carnet à spirales mais dans le livre, à la demande de l’éditeur, May a remplacé la vache par une ânesse. OSKAR LE COQ (Thierry Magnier, 2009), petite fable malicieusement féministe, s’inspire d’un poulailler carthaginois.
Les chameaux et dromadaires, vedettes de ce bestiaire ensoleillé, ont été bien observés, eux aussi. Et May Angeli les a somptueusement mis en pages dans Comment il poussa une bosse au chameau des HISTOIRES COMME ÇA, éditées avec la complicité de Régine Lilensten et sélectionnées à Bologne et à Bratislava. Les hiératiques vaisseaux du désert y sont magnifiés par le texte de Kipling et solennisés par une gravure qui simplifie les lignes et joue avec maestria des harmonies ocrées des sables et du vert lumineux des oasis (Le Sorbier, 1998 et 2008).
Dans CHAT, sélectionné aussi à Bratislava, on retrouve encore l’inspiration tunisienne avec l’impayable dromadaire que rencontre l’aventureux félin. Le ton est, cette fois, à la fantaisie : l’expression ahurie et les traits frustes du camélidé flirtent avec la caricature, et sont revigorés par une palette tricolore – bleu, jaune et noir – à la violence provocatrice (Thierry Magnier, 2001).
Troupeaux et caravanes, décidément omniprésents, traversent sereinement les pages de deux livres intelligents et d’une grande force graphique, parus chez Syros, PETITE HISTOIRE DU TEMPS et PETITE HISTOIRE DES LANGUES qui a reçu le prix Octogone en 2002.
LA NUIT DES DAUPHINS (Seuil Jeunesse, 2009) évoque le souvenir émerveillé de la rencontre d’une colonie bondissante de dauphins lors d’une nuit en mer. Le noir et le bleu foncé éclairés du jaune d’or des lumières de la côte ou des navires croisés, une discrète touche de rouge, le blanc du papier pour de naïves étoiles et des subtils reflets dans l’eau, révèlent la sombre harmonie qui lie la mer à la terre et le ciel à l’eau. Envoûtant est le mystère nocturne qui se dégage de ces xylogravures simples et pures.
Pour la protection de cette nature si aimée, pour ces paysages et leur faune, pour la mer et le désert, pour les oliveraies et les vergers, May Angeli se fait militante écologiste, avec ses armes d’auteur-illustratrice), dans des livres, bien sûr, mais aussi des affiches, des prospectus, des plaquettes…
Une littérature engagée
Militante, elle le sera encore davantage après sa fructueuse rencontre avec la section tunisienne d’Amnesty International. Pour elle, elle crée d’abord une affiche émouvante, un hymne à la paix où l’enfance joue un rôle prépondérant et où, perché sur un arbre dont les rameaux s’échappent symboliquement d’une crosse de fusil, apparaît un oiseau promis à un bel avenir éditorial.
C’est en effet autour de cet oiseau que sera créé un calendrier, qui donnera lui-même naissance à la trilogie d’albums Drôle d’oiseau, Oiseau migrant et Hep, l’oiseau où, avec tact, de la façon dont elle aimerait que l’on en parle toujours aux petits, et en particulier à ses petits-enfants, elle évoque l’immigration, le racisme, le rejet de l’étranger, et aussi la prison pour délit d’opinion, ou simplement de « sale gueule », donnant à ces albums, d’inspiration tunisienne au départ, une portée universelle. Et ceci avec discrétion, sensibilité, sans pathos, mais aussi avec une conviction, une force sans mièvrerie, et sans se laisser aller aux séductions faciles du politiquement correct. Un réel lyrisme dans ces images à l’aquarelle avec d’inoubliables morceaux de bravoure, comme les chaînes et les barreaux de la prison où se morfond l’oiseau multicolore. Trois beaux livres coédités par Syros, sous le houlette de Suzanne Bukiet, et Amnesty International (1993 et 1994).
L’immigration, qui était gravement évoquée par ses dérives dans la trilogie de l’oiseau, est décrite aussi avec humour et tendresse par May la Parisienne, dans LE TOUR DU MONDE DE GROUCHO où un chat déluré découvre Barbès et ses marchands de tissus chatoyants et fait un pittoresque tour du monde… sans quitter Paris (Le Sorbier, 1997) !
Le thème de la liberté d’expression et de la prison pour délit d’opinion, publié encore par Amnesty International et Syros sous l’égide de Françoise Mateu, sera repris avec humour dans UNE CHANSON POUR SA MAJESTÉ où l’insolent MC Souris, chanteur à l’humeur pamphlétaire, se moque d’un narcissique monarque dont le portrait s’affiche partout. La chanson et sa musique sont écrites par Verveine, l’une des filles de May Angeli. L’allusion à Ben Ali est transparente. L’insolent va lui aussi connaître les geôles des pays totalitaires et il en sera sauvé – discrète touche féministe – par une reine au tempérament affirmé. Mais le ton, ici, est plus léger et la technique – crayon de couleur sur papiers recyclés teintés et collages de xylogravures pour les portraits royaux –, donne à ce livre une tonalité fantaisiste malgré la gravité du sujet (1998).
Ode à la liberté, LES YEUX DU CERF-VOLANT (Seuil jeunesse, 2009), dont les images à la craie grasse sont inspirées par les oliveraies et rivages de Tunisie, est une référence transparente à tous les murs qui, à travers le monde, de Berlin à la Cisjordanie ou au Mexique, tentent de séparer les hommes.
La « révolution du jasmin » inspire à son ami Moncef Dhouib la cruelle fable politique, amère et dérisoire, du LION ET LES TROIS BUFFLES, qui met en scène la violence des abus du pouvoir et le leurre de la soumission aux puissants. Moncef Dhouib, auteur d’une vingtaine de scenarii, fait œuvre de talentueux conteur et propose à May Angeli la triste histoire de trois buffles, veules et désarmés, victimes de la ruse rapace d’un lion affamé. Elle illustre ce texte, sobre et puissant, d’une simple bichromie : un jeu subtil avec le blanc du papier, couleur du premier bovidé dévoré, un trait assuré à l’encre noire, couleur du dernier buffle assassiné, et, prégnant, un jaune solaire écrasant, pelage du deuxième buffle sacrifié. Virtuose dans la peinture animalière et végétale, May Angeli a rendu expressives, quasiment humaines, les postures et sentiments des bêtes, illuminé les ciels nocturnes tropicaux d’une profusion d’étoiles et donné une vie lyrique et réaliste à la fois aux acacias et tamariniers de la vallée, au graminées de la savane et au tronc pachycaule du baobab (Seuil jeunesse, 2014).
C’est encore le printemps arabe qui a inspiré à May Angeli le texte et les images de son premier album paru en Suisse, L’ÉCOLE EST FERMÉE, VIVE LA RÉVOLUTION ! (La Joie de lire, 2015). L’histoire se déroule dans un village éloigné de la capitale et de ses troubles. Les perturbations sont ressenties par le regard étonné et interrogateur d’un enfant qui s’ennuie et a tout son temps pour observer les adultes, écouter leurs commentaires énigmatiques et partager leur inquiétude et leurs espoirs. La plage y joue le rôle d’un forum animé et pittoresque où se concentre la vie de la communauté villageoise.
Expositions
Durant l’automne et l’hiver 2001-2002, la BIBLIOTHÈQUE DÉPARTEMENTALE DE LA SOMME puis la BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE LOUIS ARAGON D’AMIENS ont présenté une grande exposition consacrée au travail conséquent réalisé par May Angeli en Tunisie et à l’inspiration tunisienne telle qu’elle affleure dans ses livres parus en France. En 2003, la MÉDIATHÈQUE CHARLES DE GAULLE DE TUNIS a repris l’essentiel des œuvres montrées à Amiens, enrichie des nouvelles parutions et de trouvailles dénichées, en dernière minute, dans les abondantes archives de l’auteur.
L’affiche xylographiée amiénoise était une forme d’inventaire poétique des charmes de la Tunisie
Il y avait le soleil implacable et la mer turquoise « toujours recommencée », les sables des douces plages et du désert infini, et le sympathique bestiaire : fier chameau, bien sûr, savoureux poisson, forcément, talisman qui a la vertu de protéger du mauvais œil, mais aussi, plus subtil, le mélodieux chardonneret que les enfants capturent pour son chant, le jasmin qui parfume capiteusement les jardins paradisiaques, l’olivier qui se campe dans la lumière torride du jour et le palmier qui se détache sur la profondeur d’une nuit étoilée, la voile latine qui se gonfle avec grâce sous la brise et le noble chapiteau d’une antique colonne découpée sur l’azur violent du ciel…
Pour son exposition tunisienne, May Angeli avait choisi de graver une superbe variation nocturne de Boukornine, la montagne tant aimée, qui annonce les mystères de La nuit des dauphins.
Page intérieure de L’école est fermée, vive la révolution ! (La Joie de lire)
May Angeli en Tunisie, images des expositions d’Amiens (à gauche) et de Tunis (à droite)
par : Ricochet
Site internet