S’il est un lieu où l’album illustré occupe une place privilégiée, c’est bien l’école maternelle. Mais, paradoxalement, les enseignants, dans l’usage pédagogique qu’ils en font, privilégient l’histoire racontée par le texte sans explorer toutes les richesses de l’image et rares sont ceux qui mémorisent les noms des illustrateurs… Or ce qui fait la spécificité de l’album, c’est, bien s˚r l’image, et les liens plus ou moins complexes qu’elle entretient avec le texte….. si texte il y a.
Les livres sans texte,
Il existe en effet de nombreux albums sans texte de grand intérêt. Pourtant, la désaffection du public adulte vis à vis de ce produit est telle que certains éditeurs peu scrupuleux les rééditent en leur ajoutant un texte inutile pour la compréhension de l’intrigue et qui plus est nuisible au cheminement intellectuel du jeune lecteur. C’est le forfait réalisé par les éditions Gallimard sur quelques-uns de ces merveilleux bijoux d’intelligence narrative et graphique que sont les ouvrages de John-Strickland Goodall. Cet héritier de Caldecott et de Béatrice Potter récemment décédé, avait concocté de véritables petits romans d’aventures dans la pure tradition des romans d’apprentissage, mais uniquement en images. Ainsi Comment Jacko, le petit singe savant, retrouva sa maman (1) nous raconte-t-il la quête heureuse d’un petit singe qui s’embarque clandestinement sur un bateau et, échappant à des pirates, au terme d’aventures rocambolesques, rejoint son île natale. Point n’est besoin, pour nos jeunes « lecteurs » de texte pour comprendre ces aventures et ces livres leur donnent la liberté de « lire » une histoire tout seuls. Et moi, Père Noël (2) de Virginia Mayo ou les livres de Peter Spier fonctionnent aussi très bien sans le secours des mots (3). On pourrait citer encore Clown de Quentin Blake (4) ou les récits pleins d’humour de Raymond Briggs (5). Le texte du récit peut ensuite être créé oralement ou écrit par commande à l’enseignant.
Le statut des très célèbres livres de Mitsumasa Anno est quelque peu différent Ils ont, certes, un héros mais pas d’intrigue à proprement parler. Le « héros » se promène à cheval dans les pages du livre et ce voyage est, pour ce japonais, un prétexte pour montrer les paysages d’Europe ou d’Amérique qu’il découvre, de s’étonner de notre vie quotidienne pour lui bien exotique, de jeter un regard ébloui sur nos villes et de rencontrer des personnages issus de notre littérature ou des scènes d’ores et déjà immortalisées par l’art. Si nombre de ces références culturelles sont inaccessibles à de jeunes enfants sans médiation (un jeu de cartes postales reproduisant les tableaux, par exemple), si certaines constituent des clins d’oeil qui rendent ce livre passionnant pour des adultes (le marchand de Venise ou Marilyn dont la robe s’envole à jamais), beaucoup sont des allusions aux contes traditionnels (Cendrillon, Pinocchio… ) ou contemporains (les Maximonstres) et sont donc lisibles par nos petits qui, en outre, peuvent inventorier et analyser les scènes de vie représentées (6).
Certains des albums sans texte de Claude Ponti ont une structure narrative très canonique (le désopilant Dans le loup) mais la trame est moins évidente pour d’autres: les albums d’Adèle débordent d’un délire imaginatif qui décontenance les adultes mais comble les enfants dans une délectation solitaire que l’enseignant se doit alors de favoriser (7) .
Enfin, les livres de Guy Billout (8) se composent souvent d’images indépendantes les unes des autres, chacune présentant une énigme à résoudre et demandant une explicitation orale très fine.
les imagiers, dictionnaires et abécédaires,
Les imagiers, et en particulier celui du Père Castor, ont fait depuis longtemps la preuve de leur utilité pédagogique auprès des apprentis-lecteurs. La France boude quelque peu ce genre florissant outre Atlantique. C’est d’ailleurs de New-York que nous revient le très graphique Alphabet de la jungle de MichaÎl Roberts (9) dont les images représentent des animaux, personnages et objets qui ne sont caractérisés à l’écrit que par leur initiale. Le procédé est ancien, qui fut utilisé par Jean de Brunhoff .
Les ABC thématiques (10) abondent, et le réputé Petit Musée de Solotareff (11) a fait des petits, y compris, imitant en cela les Etats-Unis, dans les éditions des musées nationaux (12). Le texte prend une place plus conséquente dans les « dictionnaires » (13), où les images introduisent avec humour, des articles farfelus, poétiques ou informatifs autour d’un thème.
… et tous les autres…
Il n’est guère possible, dans les limites d’un article aussi bref, de répertorier tous les paramètres qui déterminent les rapports du texte et de l’image. Durant des siècles, le texte était premier et les images venaient l’enluminer, « l’illustrer ». Les images étaient alors souvent redondantes, ou cherchaient à trouver dans le langage graphique des équivalences plus ou moins subtiles aux mots et figures du texte. On retrouve encore cette démarche dans les livres où l’illustrateur n’est pas l’auteur du texte. Le travail « en couples » et surtout l’avènement de l’auteur-illustrateur ont modifié les données du problème et c’est la complémentarité qui est désormais favorisée sous des formes diverses. Michel Gay (16) oblige son lecteur à construire son histoire en prenant des indices et dans le texte et dans l’image. Le regretté Leo Lionni, dans son incontournable Petit Bleu et Petit Jaune(14), use d’un texte simple, voire simpliste, alors que l’illustration, qui flirte avec l’abstraction, est très largement polysémique. Les textes des albums de Maurice Sendak (5) sont simples eux aussi mais l’image s’y nourrit de l’inconscient de l’artiste et de toute la profondeur de sa vie spirituelle. Les indispensables analyses de dénotation et de connotation trouvent ici une subtilité accrue. Chère Zoé (16) ou Clown (17) jouent sur l’anticipation et la recherche d’hypothèses de sens. Quant à Philippe Corentin, il use en virtuose du rapport texte-image et s’amuse à brouiller toutes les pistes, allant même jusqu’à les faire se contredire (18).
Les techniques d’illustration
Autre voie peu explorée des images d’albums en maternelle est la prise en compte des techniques employées par les artistes. La mode des expositions d’originaux favorise la découverte des supports (papier, bois, carton, toile…), et des techniques (aquarelle, gouache, acrylique, pastel, crayon, encres, écolines, collages, carte à gratter, gravure-xylogravure, linogravure, aquaforte, gravure sur cuivre, sur zinc, lithographie, photographie…) Voilà une source importante d’activités plastiques qui pourrait déboucher de façon beaucoup plus riche sur la création d’albums, surtout si on lui adjoint l’observation des pages de garde (19) et une réflexion sur la pertinence de la mise en page.
L’entrée dans le monde du livre par l’image ne manque pas d’attraits…
Notes :
(1) Gallimard J, 1976
(2) Kaléidoscope, 1992
(3) L’arche de Noé Ecole des loisirs, 1978
(4) Gallimard J, 1995
(5) Le bonhomme de neige Grasset J, 1978
Sacré Père Noêl Grasset J, 1974
Les vacances du Sacré Père Noêl Grasset J, 1975
(6) Ce jour-là Ecole des loisirs, 1978
Le jour suivant Ecole des loisirs, 1979
Séjour en Grande Bretagne Ecole des loisirs, 1982
USA Ecole des loisirs, 1983
(7) Ecole des loisirs, 1994
L’album d’Adèle Gallimard, 1986 Réed. 1994
Adèle s’en mêle Gallimard, 1987 Réed. 1994
(8) Il y a quelque chose qui cloche Harlin Quist ,1998
(9) Gallimard, 1998
(10) Jean de Brunhoff ABC de Babar Hachette, 1939-1994
David A Carter L’alphabet des petites bêtes Albin Michel J, 1991-1992
Nikolaus Heidelberg Au théâtre des filles Le sourire qui mord- Gallimard J, 1993
(11) Ecole des loisirs, 1994
Grégoire Solotareff & Gabriel Bauret Album Ecole des loisirs, 1995
(12) Caroline Desnoittes Le Musée des animaux RMN, 1997
(13) Grégoire Solotareff Dictionnaire du Père NoÎl Gallimard J, 1991
François Motte / Emmanuel Pierre Quentin en Afrique Seuil J, 1996
(14) Ecole des loisirs, 1970
(15) Max et les maximonstres Delpire- Ecole des loisirs, 1967
Cuisine de nuit Ecole des loisirs, 1972 Rééd. 2000
Quand Papa était loin Ecole des loisirs, 1984
On est tous dans la gadoue Ecole des loisirs,1996
(16) Le Loup Noël Ecole des loisirs, 1980
(17) Claire Masurel / Merline Pastel, 1994
(18) Ezbieta Ecole des loisirs, 1994 (Pastel)
(19 )L’Afrique de Zigomar, Ecole des loisirs,1990
(20) Albums d’Olga Lecaye Ecole des loisirs
cf Françoise Le Bouar Dans le secret des pages de garde RLPE, n°191
par : Education enfantine
Revue