Cette artiste merveilleusement inclassable, qui joue magnifiquement d’artifices esthétisants et montre, avec une distance élégante et énigmatique, des femmes aux silhouettes tronquées et aux yeux mystérieusement baissés, des jeunes filles diaphanes, des paysages déserts et pourtant singulièrement habités, tout un monde évanescent, suranné et souvent mélancolique, a réalisé de nombreux films, longs et courts métrages, quelque cent cinquante films publicitaires et des livres (Souvenirs improbables, Vrais semblants, Coïncidences…). Mondialement reconnue, son oeuvre a été exposée à New York, San Francisco, Minneapolis, Tokyo, Osaka, Kyoto, Milan, Francfort, Berlin, Moscou… et en France, bien sûr, en particulier à plusieurs reprises aux Rencontres d’Arles.
Ses contributions à la presse internationale sont nombreuses (Elle, Frankfurter Allgemeine, Graphis, Harpers Bazaar, Marie-Claire, Nova, Photo Zoom, Time-Life, Vogue, Glamour, AD, Numero…) et elle a été honorée de très prestigieuses distinctions (Dada d’or et d’argent, Gold Award et Lucy Award, Clio Award à New York, plusieurs Lions d’or et d’argent et Fipa d’or à Cannes, Prix Martell à Shanghai, Grand Prix de la Photographie à Paris, Prix du Film de Femme à Marseille…). Un palmarès impressionnant.
Elle a en outre créé cinq albums et quatre films bouleversants d’émotion et de beauté à partir de contes du patrimoine. Elle a accepté, entre deux avions, de les évoquer pour Parole.
Les cinq contes que vous avez réinterprétés sont graves, voire tragiques. Trois de ces contes sont d’Andersen, deux de Perrault. Pourquoi ces choix ?
Ce sont les contes qui m’ont le plus marquée, je pense, parce que je n’en lis plus depuis longtemps.
Les DVD de ces contes sont diffusés par le CNDP (Centre National de Documentation Pédagogique) avec un dossier pédagogique. Ne craignez-vous pas que cette utilisation scolaire nuise à leur sensibilité et leur poésie ?
Non, je ne vois pas pourquoi.
Etant donné votre passé de mannequin et de photographe de mode et votre riche expérience de la publicité, pour Cacharel en particulier, pourquoi n’avez-vous pas été tentée de raconter des contes comme Cendrillon ou La Belle au Bois Dormant ou encore Riquet à la Houppe où les scènes de cour auraient pu vous permettre de mettre en scène des toilettes de rêve ?
Ce que j’aime dans les contes n’a rien à voir avec l’époque où ils se situent. Je crois au contraire que c’est leur symbolique intemporelle qui m’intéresse et même si je devais raconter ceux que vous citez, je leur enlèverais leur décorum pour mieux me les « récupérer ».
Il est rare d’illustrer des contes traditionnels avec des photos et surtout en noir et blanc. Quel intérêt y voyez-vous ?
Encore une fois c’est pour mieux me les « récupérer », pour m’éloigner de l’imagerie « féerique ».
Dans André François, l’artiste, on n’entend que la voix d’André. Pour Le Montreur d’images, c’est Eric Orsenna qui « cuisine » Bob Delpire, avec, parfois, votre discrète mais très émouvante – et efficace ! – intervention. En revanche, dans les contes, vous dites vous-même vos textes, d’une voix douce et pleine de mystère qui compte beaucoup dans la réussite des atmosphères de vos films. C’était important d’être vous même la raconteuse de vos histoires ?
Je m’avais sous la main au moment du montage, et comme je l’avais fait la première fois pourCircuss, j’ai continué pour les autres.
Votre réponse me rappelle celle d’André François dans votre film. A la question : « Pourquoi les autoportraits ? », il rétorque avec humour : « Parce que j’ai toujours le modèle sous la main ! »… Le Petit Chaperon Rouge est paru dans la remarquable collection Grasset Monsieur Chat que dirige Etienne Delessert. Ce livre exceptionnel fut primé à Bologne. Comment est née l’idée de cet album ? Est-ce Etienne qui vous a sollicitée ?
Oui. C’était en 1985 que j’ai fait le livre Le Petit Chaperon Rouge. Je viens de finir le film… Il est devenu Le Petit Chaperon Noir.
Nous l’attendons avec impatience ! Pour le livre, vous n’aviez pas réécrit le texte, comme vous le ferez ensuite pour les quatre autres, mais gardé, sans la morale, celui de Charles Perrault. La voiture du loup pourrait rappeler celle du Blitz Wolf de Tex Avery mais traitée sur le mode tragique. Vous avez transposé ce conte rural dans un monde urbain qui m’évoque M le Maudit de Fritz Lang, avec l’allusion à la pédophilie du loup que contenait déjà la morale de Perrault. La photo du lit dévasté avait fait couler beaucoup d’encre et dérangé, à l’époque, de nombreux prescripteurs. Cela suppose, de votre part, une conception exigeante du livre d’enfants…
Je ne sais pas si c’est une conception exigeante. C’est l’histoire telle que la raconte Perrault. Dans mon Chaperon Noir, je crois que c’est encore plus frappant parce que l’histoire est racontée en partie du point de vue du loup. Pour moi cela dénonce encore plus la pédophilie, peut-être plus allusive chez Perrault.
Pour les autres contes que vous avez réinventés et déplacés dans le monde contemporain, avez-vous d’abord relu les textes ou avez-vous simplement suivi le cheminement de votre mémoire ?
Non, je ne les ai relus qu’après les avoir réécrits, mais avant de les tourner.
On sait l’amitié qui liait André François à Robert Delpire et combien leur connivence fut fructueuse. J’ai été très émue que votre petite sirène vive son aventure à Auderville où André François avait une maison. Avez-vous réalisé film et photos in situ ?
Je les ai réalisés dans le Cotentin, mais je ne suis pas allée à Auderville.
« La Petite fille aux allumettes » est transposée dans le monde du cirque qui était aussi très cher à André François. En quoi le cirque vous inspire-t-il ?
C’est le monde même qu’il représente, entre saltimbanques et troubadours, dans une errance continue sous le même chapiteau, avec une constance absolue dans le travail, tout ça pour une soirée d’éblouissement. Un spectacle peut-être joyeux mais profondément nostalgique.
Robert Delpire a fait pour vous un coffret merveilleux, 1 2 3 4 5, et publié plusieurs de vos livres. Pourquoi pas vos contes ? Pourquoi les éditer au Japon ? Cela ne favorise pas leur diffusion !
Par économie, et parce que là-bas le Musée Kahitsukan, qui a beaucoup de mes photos, s’est toujours proposé de le faire. Sinon ils n’auraient probablement pas existé…
La musique est très importante dans vos films. Je ne peux plus entendre les suites pour violoncelle de Bach sans penser à André François et vos choix mélodiques donnent à Circuss une connotation très fellinienne. Est-ce intuitif ou délibéré ?
Il y a toujours les deux dans le choix des musiques.
Vos héroïnes féminines vivent l’absolu lyrique de pures amours enfantines. Elles sont mélancoliques, en attente, un peu perdues. Est-ce l’écho nostalgique de la petite fille que vous étiez ?
Peut-être…
Nous avons sensiblement le même âge et avons vécu une prime enfance durant la guerre. Cette expérience se reflète-telle dans votre oeuvre ?
Oui, probablement.
Les décors de vos films (L’Effraie, Le Fil rouge) sont souvent des lieux abandonnés, insolites et angoissants. Pourquoi cette tristesse ?
Ils ne sont pas tristes pour moi. J’aime leur architecture et je regrette leur destruction.
Les photos de charpente de la grange aux foins (L’Effraie) ou de l’entrelacs des voies ferrées (Le Fil rouge) sont en effet superbes… Il y a des détails précis, très réalistes, et pourtant, vos films sont tout sauf réalistes. Vous jouez subtilement avec la mémoire, l’oubli, le flou, l’ombre et la lumière. Il me semble que vous métamorphosez un réel prosaïque en un imaginaire lyrique et que votre regard découvre l’au-delà des apparences…
Tant mieux si c’est vrai.
Entre le livre et le film, entre l’image fixe et l’image animée, il y a un jeu avec le temps qui semble se figer. Pourquoi représenter toujours un passé intemporel ?
Ce n’est pas seulement le passé qui est intemporel ; il me semble que le présent l’est aussi dans mes films, même si ils sont tournés à notre époque. En fait, je « détemporalise » pour mieux déréaliser…
Est-ce pour matérialiser les incertitudes de la mémoire que vous « abîmez » vos images ?
Je ne le fais pas exprès, mais si cela arrive, oui je le laisse. C’est comme un signe du temps qui efface l’image ou qui la détériore.
Vous avez dit un jour dans un entretien que « la quête l’emporte sur la prise ». Vous pouvez nous expliquer cette belle affirmation ?
Je veux dire que rare est la prise qui satisfait, mais que la quête est toujours incroyablement vivante.
Du corps, vous montrez beaucoup le visage et les mains. Pourquoi ?
Parce qu’ils comptent beaucoup pour le portrait.
Le bestiaire de vos contes, bêtes sauvages, animaux empaillés, chiens errants, est troublant. Vous aimez les chats, aussi, comme Robert Delpire. Quel est votre rapport avec l’animal ?
Je n’aime pas tous les chats, en tous cas pas comme Robert Delpire. Mais j’aime le mien. L’animal m’est étranger, mais il m’intrigue et souvent me fascine.
Je vous suis très reconnaissante d’avoir pris de votre précieux temps pour répondre à mes questions car vous êtes en partance pour Séoul. Petite indiscrétion : pourquoi ce voyage ?
C’est mon exposition qui va là-bas.
Vous nous avez généreusement permis de reproduire, sur la couverture de la revue, une très belle photo d’André François, où je vois une symbolique forte entre l’homme et l’arbre. Vous souvenez-vous des circonstances de sa prise ?
C’était en 1992, à Grisy-les-Plâtres, dans le jardin d’André et Marguerite François que vous connaissez bien.
Envisagez-vous de réécrire d’autres contes ?
J’en cherche un auquel je ne pourrais pas échapper. Autrement je cherche une nouvelle.
Et, après les portraits si émouvants d’André François et de Robert Delpire, prévoyez-vous d’autres portraits ?
Qui sait ?
Le Petit Chaperon rouge est toujours disponible dans la collection Grasset Monsieur Chat. Il a été réédité en grand format en 2002. Les livres Circuss (2003, d’après La Petite Marchande d’allumettes), L’Effraie (2004, d’après Le Petit soldat de plomb), Le Fil rouge (2005, d’après La Barbe Bleue) et La Sirène d’Auderville (2007, d’après La Petite Sirène) sont publiés par le Kahitsukan Kyoto Museum of Art dans une belle édition reliée bilingue (français-anglais).
Les quatre films ont été réunis, en 2008, sur un DVD par le Centre National de Documentation Pédagogique.
Le Petit Chaperon noir est encore inédit.
Le Photo-poche No 78 (Delpire-Actes sud, 2009) est consacré à Sarah Moon.
Un superbe coffret, 1 2 3 4 5, réalisé par les éditions Delpire en 2008, comporte le DVD deMississipi One.
par : Ricochet
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