Il est toujours très excitant de préparer une rétrospective des illustrations de Frédéric Clément. En effet, ce très talentueux artiste, depuis près de vingt-deux ans, parution après parution, étonne et émerveille par sa richesse inventive, par une créativité jamais prise en défaut, qui allie finesse, profondeur et fantaisie. Ses confrères même admirent qui son « ébullition permanente » (Alain Gauthier), qui son « grain de folie » (Michelle Daufresne). Et il est vrai que chaque nouveau livre est vraiment un livre nouveau, qui surprend, même si le lecteur reste en quelque sorte en pays de connaissance ; même si le lecteur reste en quelques sorte en pays de connaissance ; même si l’univers de son auteur devient, année après année, plus familier et plus proche affectivement et culturellement. Des affinités se créent au fur et à mesure que les échos se répercutent de livre en livre et pourtant ces retrouvailles ne sont jamais des redites, mais des approfondissements de thèmes que les titres précédents avaient seulement effleurés, puis des variations géniales, de plus en plus subtiles, sur des airs désormais connus. Ainsi, un jour, au détour d’une page, fugitive, une ombre d’idée apparaît. Puis, de livre en livre, la silhouette se précise, se colore, pour devenir un jour le sujet même d’un livre. Parfois, c’est une étincelle qui jaillit, qui deviendra un grand feu. Ainsi est-il passionnant de vagabonder entre les pages de Frédéric Clément en quête de ces flammèches résurgentes qui lèchent ses pages et qui, grandissant, finissent par les consumer.
Une simple image peut être révélatrice de ce cheminement de la création. L’an dernier, la galerie parisienne L’Art à la Page eut la bonne idée de demander à quelques illustres illustrateurs de créer une carte de vœux pour l’année 1997. Très étonnante fut celle de Frédéric Clément. Par sa technique d’abord : il s’agit, en effet, non de représentations d’objets, mais d’objets collés sur un fond de papier. Par son inspiration surtout, qui rappelle des éléments d’œuvres antérieures ou préfigure des créations futures annoncées pour les prochaines saisons éditoriales. Qu’on en juge plutôt : au-dessus d’un petit crayon rouge, taillé aux deux bouts, à l’usure fort sympathique, est collé un papillon évanescent. On ne pouvait rêver plus délicat symbolisme du temps qui passe et des traces à la fois humaines et transcendantes. Des vignettes peintes sur la reliure figurent des scènes de cirque, mais – sacrilège délibéré ? allusion au grand cirque du monde ? – chacune a une connotation spiritualiste, voire religieuse. Ainsi, l’écuyère n’est pas sans rappeler celles des montures de Saint Georges de Carpaccio, le chapiteau, lumière dans la nuit a des allures de Crèche de Noël et le lion qui saute dans l’anneau semble traverser une pieuse auréole. Or les métiers du cirque sont bien présents dans l’œuvre antérieure de Frédéric Clément. L’écuyère apparaissait déjà dans les balbutiements d’un Arbre aux Ancêtres paru autrefois chez Magnard. Mais ce sont surtout les funambules qui, par un symbolisme transparent, sont l’objet d’une tendresse particulière. On les découvrait en couple aérien dans les Histoires d’Héliacynthe et de Lilas qui inaugurèrent en leur temps la très fructueuse collaboration de Frédéric Clément et Nicole Maymat, qui en avait écrit les textes et les avait éditées avec le raffinement esthétique qui caractérise sa maison. Et on retrouvera, en 1992, chez Milan, un trop sensible funambule, fragile et tragique apparition, au-dessus des audaces graphiques de murailles lépreuses, zébrées de graffiti et émaillées de turbulents vestiges d’affiches. Le cirque ne pourrait-il pas, sans extrapolation excessive, être associé au thème, cher à Wim Wenders, de l’errance, du déracinement qui court tout au long de son œuvre ? Nonobstant, le découpage en séquences de ces scènes rappelle d’autres mises en page originales, des fractionnements d’images qui rythment et démultiplient le temps des récits de Vent latéral ou du Peintre et les cygnes sauvages.
Quant au papillon, il volait déjà dans les propos de l’auteur de Soleil O qui, en 1986, caractérisait ce livre des ateliers Nuaginaire comme une « histoire gravée depuis des millénaires sur l’aile d’un papillon ». Cette idée a cheminé tout au long de ces années et sera la dominante évanescente d’un prochain Livre des Ames qui devrait paraître chez Ipomée dans les mois à venir. Présente aussi sur cette carte, la lune qui éclaire le chapiteau, mais qui pourrait se confondre avec le cerceau-auréole du fauve. Or cet astre, comme le soleil d’ailleurs, se retrouve de façon privilégiée tout au long de son œuvre et fit même le sujet d’un livre entier, Plaine Lune, où les thèmes de la confusion des ordres, des métamorphoses, des êtres hybrides, des femmes-paysages se développaient en une somptueuse rêverie que ne gênait aucun texte.
Sur la reliure encore est esquissée l’ombre d’un cœur, à peine suggéré, rappelant avec quelle discrétion teintée d’un érotisme pudique, le sentiment amoureux et les nudités nocturnes sont évoqués tout au long de ses images.
Toutes ces subtiles allusions, on l’a déjà remarqué, sont groupées sur le plat d’un missel ancien enrubanné. Or la mise en scène du livre est, elle aussi, un thème récurrent. On trouvait, en 1975 déjà, des livres enrubannés et volants dans les pages de l’Arbre aux Ancêtres. Mais plus que les livres qui volent, Frédéric Clément aime ceux qui glissent au fil de l’eau.
Quelques exemples :
1986 : Ondine, merveilleux livre des Editions Ipomée où l’illustrateur du texte de Frédéric de la Motte-Fouqué ruisselle comme une eau vive. Aux pages de titre, une femme est allongée sur un lit flottant, entourée de livres qui voguent sur l’étendue liquide.
1988 : Pastel édite un texte très inspiré de Claude Clément où les sortilèges d’une nuit de carnaval se déploient dans une Venise que Fellini, ni Losey n’eussent reniée. Au hasard des canaux de la Sérénissime flottent encore quelques livres.
1994 : Frédéric Clément se lance enfin dans l’écriture. Depuis L’Oiseleur de l’aube, il n’avait écrit aucun de ses textes. Le Livre épuisé est un album d’un esthétisme très exigeant, illustré à fois de tableaux à l’acrylique entourés de collages qui sont de véritables palimpsestes, et de photos sépia où brumes et ombres créent un climat nostalgique, renforcé par la subtile poésie de la rédaction. Et là encore, nombre de ces photographies représentent – apothéose du motif ? – des livres minéralisés qui suivent lascivement le cours bucolique d’une rivière ou le fil urbain d’un caniveau.
Sous le missel, on l’a dit, un crayon familier, amoureusement usagé, où l’on respire les bonheurs de l’écriture, la passion vécue de toutes les calligraphies, mais aussi, dans ce modeste petit bout de bois mal taillé, les incommensurables pouvoirs du trait, de l’art plus fort que la vie ou la mort, qu’illustrait si bien le conte japonais de L’Enfant qui dessinait des chats.
Seul texte sur la carte : Carnet de songes 1997. Or les songes, et leur corollaire quasi obligé le sommeil, obsèdent Frédéric Clément. Il écrivait, à propos de Soleil O toujours, « c’est une histoire de longs sommeils ». Dix ans plus tard, ces histoires ont gagné en densité et en profondeur. C’est ainsi que, quelques années après avoir prêté son talent pour Grasset à l’univers de Madame d’Aulnoy, il retrouve l’imaginaire du Grand Siècle et interprète mélancoliquement, pour une édition des Contes de Perrault, une Belle au bois dormant, émaillant le texte d’émouvantes vignettes représentant la belle ensommeillée.
Ces petits tableaux, très délicats, sont propres à éveiller notre curiosité pour l’édition qui eût dû paraître déjà chez Casterman des Songes d’une autre Belle au bois dormant, où Frédéric Clément aurait imaginé, en un livret chastement clos, précieusement enchâssé au cœur du texte de Perrault, les cent ans de rêves de la Princesse. Ce « carnet de songes » de la Belle, comme celui de notre carte, est fermé, et il faut le viol d’une déchirure ou d’un arrachement pour en lire les secrets. Et ces délires oniriques ne sont finalement qu’une étape dans sa quête imaginaire car s’annonce, pour la fin de cette année, une édition des Belles endormies de Kawabata que nous attendons avec impatience.
Peu de couleurs franches enfin sur cette carte. Seules quelques touches chaudes rappellent les tonalités du Chant d’amour et de mort du cornette Christophe Rilke, somptueusement habillé du rouge ardent et mortifère du sang et de la passion. Rien en tout cas qui puisse évoquer les fastes azurés de l’oriental Collier ou les éclats solaires du Magasin zinzin. Il serait d’ailleurs artificiel d’essayer de découvrir, caché, tout l’univers intérieur d’un artiste dans une image, si aboutie soit-elle.
Un chef-d’œuvre en tout cas que ce petit message de vœux, qui clôt une année particulièrement faste puisque Frédéric Clément y a obtenu le Grand Prix du jury de Bologne pour Le Magasin zinzin, merveilleux bric-à-brac débordant de culture, de fantaisie et de tendresse. Cette rentrée devrait elle aussi lui être propice car elle s’annonce féconde en parutions étonnantes dont certaines sont prévues de très longue date. J’ai eu le privilège d’en feuilleter les projets : ne les ratez pas car Frédéric Clément n’a pas fini de vous émerveiller.
Janine Kotwica
Parole N° 38 – Automne-hiver 1997
Livres écrits et illustrés par Frédéric Clément :
L’Oiseleur de l’aube – Ipomée, 1981.
Soleil O – Magnard (Atelier nuaginaire), 1986.
Le Livre épuisé – Ipomée-Albin Michel, 1994.
Magasin zinzin pour fêtes et anniversaires – Ipomée-Albin Michel, 1995.
Songes – Casterman 1997 (paru après la rédaction de cet article).
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