Censored Exhibition
Dans le secret des ateliers
Ma fréquentation amicale des ateliers d’illustrateurs depuis près de quatre décennies m’a fait découvrir des fonds de cartons bien étonnants. C’est ainsi que j’ai dû, au fil des années, me rendre à une évidence rassurante et réjouissante : s’ils sont illustrateurs publiant, pour la plupart, essentiellement pour les enfants, ces artistes n’en sont pas moins hommes… et femmes ! Et certains dessinateurs que l’on pouvait croire spécialisés en nounours et autres petits lapins n’ont pas fini de surprendre voire de choquer.
Certes, nombre d’entre eux ne sont pas cantonnés dans le livre d’enfance et ont illustré des œuvres pour adultes et publié des dessins de presse. Certains mènent aussi parallèlement une carrière de peintre ou de publiciste et certains ont même exposé et publié des œuvres érotiques. Mais, sauf pour quelques cas comme Tomi Ungerer, Nicole Claveloux ou Lionel Koechlin, ces publications et expositions sont restées méconnues et ce pan de leur œuvre est souvent demeuré dans l’ombre.
Et c’est ainsi que j’ai eu envie d’éclairer la face (fesse?) cachée de certains artistes habiles, jusque là, à dissimuler leurs fantasmes amoureux.
Mes trouvailles ont été très séduisantes ; De plus, très vite, des artistes qui n’avaient jamais fait de dessins coquins ou érotiques en ont dessiné spécialement pour l’exposition (Christophe Besse, Michel Boucher, Alan Mets). Beaucoup de sourires graphiques pleins d’humour et de joie de vivre (Gilles Bachelet, Jean-Charles Sarrazin), des réminiscences mythologiques (Isabelle Forestier, André François, Pierre Cornuel) ou bibliques (Claire Forgeot, Daniel Maja, Nicollet), des références culturelles (Bruno Heitz, Georges Lemoine), des scènes de genre (Marcellino Truong, Albertine Zullo), des compositions surréalistes (Alain Gauthier, David Merveille) et des nus élégants (Michel Backès, Jean Claverie, Frédéric Clément, Louis Joos, Zaü), dans la grande tradition des ateliers des temps jadis, de ceux dont William Blake disait qu’ « ils s’emparent de l’objet le plus sensuel, celui qui nous concerne directement, le corps humain, et le placent hors des atteintes du désir et du temps ». Hors des atteintes du désir et du temps et loin de l’intention de choquer…Voilà l’esprit de cette exposition.
Je m’étais demandé à qui confier l’affiche et la campagne de communication d’une exposition collective d’illustrateurs. Pour ne pas faire de jaloux, j’ai sollicité mon ami Léo Kouper, affichiste de grand talent qui avait glorieusement créé l’inoubliable affiche du film Emmanuelle et qui n’a, à ce jour (mais il n’a pas dit son dernier mot!) illustré aucun livre. Il n’a pas été facile de choisir entre ses cinq pétillants projets.
La précaution inutile
Un partenaire et un lieu restaient à trouver. Or cela fait de longues années que je travaille en complicité avec Hervé Roberti, conservateur en chef de la Bibliothèque départementale de la Somme. La perspective de cette exposition inédite a immédiatement enchanté ce disciple d’Epicure, membre éminent de l’Association des Bibliothécaires gourmands et des Amis du Cochon.
Sa truculente expertise dans tous les bonheurs de la vie est connue et reconnue et à l’heure où la retraite sonne, il a voulu que cette «exhibition» soit son chant du cygne de bibliothécaire. Et il envisagea alors de fêter son départ en retraite au milieu de cette malicieuse exposition
Cette escale dans l’Enfer des ateliers des illustrateurs de jeunesse, je l’avais voulue bon enfant et mes premiers choix ne flirtaient ni avec la pornographie, ni avec le mauvais goût. Cependant, ils ont été encore soigneusement édulcorés par Monsieur le Conservateur qui, même s’il est un porcinophile convaincu, est loin d’être un … cochon. Et il a sévèrement éliminé des dessins proposés tout ce qu’il croyait susceptible d’effaroucher la décence des bibliothécaires et des lecteurs picards. Il a ainsi amputé (sic!) l’exposition de tous les sexes priapiques et écarté (re-sic!) les postures trop accueillantes, nous privant de quelques œuvres majeures (William Wilson en particulier) qui eussent peut-être pu choquer. Je me suis inclinée à grand regret. Vous ne verrez, hélas! aucun shivaïque lingam ni aucune lacanienne origine du monde à nos pudiques cimaises.
Au bout du compte, une exposition jubilatoire, aussi variée dans son inspiration que dans les techniques employées, et d’une belle qualité esthétique. Quelques œuvres furent d’ores et déjà publiées, souvent dans des collections confidentielles, mais la plupart sont inédites: de titillantes découvertes en perspective.
L’Enfer en Picardie? Certes non, mais plutôt une joyeuse promesse de Paradis.
Anastasie en Somme
La Bibliothèque départementale de la Somme est un établissement qui dépend du Conseil général.
David Andrieux, jeune branchouille coiffé à l’hirsute et néanmoins Directeur du Développement culturel du département de la Somme, nous a cordialement reçus, Hervé Roberti et moi, dans son bureau en février. Je lui ai montré un grand nombre d’originaux qui ont suscité, de sa part, étonnement et admiration. Il a, en outre, été séduit par les différents essais de Léo Kouper pour l’affiche et a entériné notre choix.
Il nous a alors soufflé l’idée, quelque peu iconoclaste et provocatrice, d’accrocher l’exposition, « trop prestigieuse, disait-il, pour être cantonnée dans la Bibliothèque départementale », dans la superbe Chapelle des Visitandines d’Amiens, au fond du cloître de briques où s’ouvrent les bureaux de la Direction Régionale des Affaires Culturelles. De quoi réjouir aussi Dominique Baillon-Lalande, notre conseillère au livre…
Malgré sa frustration de ne pas voir sur les murs de sa chère Bibliothèque son ultime «exhibition», Hervé Roberti s’est laissé séduire par cette piquante perspective. Et Marie-Christine Ferrand de la Conté, Directrice régionale des Affaires culturelles, a accepté de nous accueillir dans sa maison.
C’était sans compter sur la pudeur effarouchée de Monsieur le Préfet qui lui a opposé un veto catégorique.
Alors, Hervé Roberti, finalement heureux, a récupéré l’exposition pour les murs de sa bibliothèque.
De la « poésie pure ». C’est ainsi que Marcel Pagnol qualifiait les déplacements des indésirables « pissotières à roulettes » dans Topaze…
Le 4 juin, réunion au Conseil général pour avaliser le carton d’invitation. Je confie à David Andrieux, non sans une certaine fierté, un exemplaire de travail du catalogue et tout le monde se sépare dans la joie et la bonne humeur.
Patatras! Deux jours après, un courriel laconique du même David Andrieux annonce à Hervé Roberti la décision régalienne de Christian Manable, président du Conseil général, d’annuler brutalement l’exposition.
Aucune explication. Le fait du prince. A onze jours de l’ouverture…
Les Habits neufs de l’Empereur
J’ai attendu vainement un courrier explicatif. Rien.
L’Anastasie n’a laissé à cette exposition aucune chance. Une condamnation sans procès, sans plaidoirie, sans appel. Le Procureur Pinard auquel on n’a pas manqué de comparer le Sieur Manable, avec, parfois, une malveillante faute de frappe à sa première voyelle, amputa Les Fleurs du mal de quelques pièces, mais laissa le livre paraître. Cru Pinard 2010 (le sobriquet est de Louis Joos, l’un des artistes censurés) a eu un comportement dictatorial indigne d’un élu du peuple.
J’ai donc pris ma plume et envoyé une lettre musclée à Christian Manable, lui demandant de lever cette censure inique et lui prédisant, s’il maintenait cette décision absurde, une communication sans précédent.
Il a persisté et signé, malgré les interventions de la Ligue des Droits de l’Homme et de l’Observatoire de la Liberté de création, du Secrétariat national à la Culture du Parti socialiste, ou du Syndicat national des Artistes plasticiens.
Ma promesse a été tenue au-delà de mes attentes.
Le Courrier picard (Daniel Muraz et Bernard Joubert) s’est déchaîné, mais aussi Le Monde (Michel Guerrin), Libération, Le Canard enchaîné (David Fontaine), Le Figaro, Le Nouvel Observateur (Delfeil de Ton), Le Soir de Bruxelles (Lucie Cauwe), La Provence, Art-Press, Politis, Beaux-Arts Magazine, Livres Hebdo (Laurence Santantonios), La Gazette des Communes, Bibliothèques… et FR 3, France Bleue Picardie, France inter (Procès verbal & Esprit critique), France Culture (Jusqu’à la lune et retour)… et de nombreux sites et blogs dont Ricochet, La Charte, ABF, Observatoire de la Censure, Ligue des Droits de l’Homme, Association Orphéon, Motsaïques, Art Clair, Actualitté, Proxinews, Elsia…
Et cette liste est loin d’être exhaustive !
Sans doute n’a-t-il pas mesuré la gravité de son acte. A-t-il été mal conseillé ? Les flagorneurs de son entourage l’ont laissé sortir tout nu, comme l’Empereur du conte d’Andersen…
Quoi qu’il en soit, notre néo-tartuffe – le pauvre homme !- n’a pas été ménagé. Et je crains qu’il ait de la peine à décrocher de sa queue (encore sic !) la casserole que la presse lui a si cruellement attachée.
Pas d’art sans liberté
Bernard Joubert, auteur d’un Dictionnaire de la Censure qui fait autorité, s’est exprimé avec générosité et compétence et son aide, dans cette épreuve, a été inestimable.
Les soutiens, nombreux, du milieu professionnel du livre ont été précieux. Parmi ceux-ci, particulièrement, celui de l’Association des Bibliothèques de France qui a publié, très vite, un communiqué sur son site et un article richement illustré dans sa revue, et de Dominique Lahary qui a répertorié, sur son blog, tous les articles qui dénoncent cette censure. Enfin, son président, Daniel Le Goff, relayé par Danièle Chantereau, déléguée générale, a proposé d’éditer le catalogue. La renaissance de ce « feu catalogue », comme l’a appelé Aline Pailler dans son émission Jusqu’à la lune et retour au cours d’un chaleureux éditorial (17 juillet 2010), est une première bouffée d’espérance après l’asphyxie et, enfin, la perspective tonique de substituer l’action à la révolte.
Inattendue a été l’annonce, dans le Courrier picard, de la proposition de Hubert Delarue, Bâtonnier de l’Ordre des Avocats d’Amiens, d’accueillir l’exposition dans ses locaux. Leur situation, en face du Palais de Justice et à deux pas des tours de Notre-Dame, est plutôt séduisante et la force symbolique de cette assistance particulièrement signifiante.
L’heureuse possibilité de montrer les œuvres interdites de mes vingt-six artistes dans la ville même où ils furent frappés d’ostracisme, protégées par des avocats qui s’érigent en défenseurs de la liberté d’expression et de création, est une belle réhabilitation après l’humiliant camouflet qui leur a été sottement infligé.
D’autres lieux, d’autres partenaires potentiels continuent à se manifester.
Les dessins « Pour adultes seulement » ne seront pour personne, avait dit Aurélie Charon sur France Inter (Esprit critique du 23 juin 2010).
Voire…Et, espérons, donner à voir…
publié le :02/06/2010
par :
Catalogue
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Catalogue