Un atelier en Vexin
Né à Timisoara en 1915 (actuelle Roumanie), Andrei Farkas rejoint, à Paris, à l’aube de ses 20 ans, l’atelier de Cassandre. L’élève, merveilleusement doué, vole très vite de ses propres ailes.
Quelques mois après la fin du deuxième conflit mondial, celui qui, naturalisé, était devenu André François, s’installe avec sa femme anglaise, Marguerite, et leurs deux jeunes enfants, Pierre et Katherine, à Grisy-les-Plâtres, petit village du Vexin devenu mythique dans le monde des arts graphiques.
André François aménage d’abord un atelier sous les combles de la maison et y travaille jusqu’en 1973, année durant laquelle il investit un nouvel espace construit, dans le jardin, sur les plans de son fils Pierre devenu architecte.
André François fut sculpteur, peintre, décorateur de théâtre, affichiste, graveur, illustrateur de livres et dessinateur de presse.. Dans ce bel atelier de 140 m², il peut stocker tous les matériaux et supports nécessaires à sa création, et accumuler, non seulement toutes ses œuvres, mais aussi des archives abondantes et variées, correspondance, revues, livres…
Cette caverne d’Ali Baba a fortement impressionné les visiteurs qui entraient avec dévotion dans un temple où s’amoncelaient les ouvrages et les souvenirs d’un artiste en tous points exceptionnel.
« L’épreuve du feu »
Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2002, l’atelier s’enflamme.
On ne trouvera aucune explication à cette tragédie.
La mémoire d’ une vie entièrement vouée aux arts a été dévorée dans l’enfer de l’incendie.
Les dégâts sont considérables. Les toiles et sculptures sont brûlés, ainsi que la plupart des œuvres sur papier, livres et documents. Quelques affiches, estampes et dessins, aux bords carbonisés, sont encore lisibles et ont pu être conservés.
Cependant, comme l’oiseau fabuleux chanté par Hésiode et Ovide, l’artiste renaît de ses cendres. Il se réinstalle dans son ancien atelier et conjure le malheur en créant des œuvres nouvelles avec les matériaux fondus ou calcinés ramassés dans les cendres du bûcher.
Une sorte d’oblation conjuratoire et une invraisemblable leçon de dignité et de courage qui laisse pantois d’admiration.
Il retrouve, à 87 ans, une nouvelle jeunesse, débordante d’énergie créatrice, et une soixantaine d’œuvres naissent sous ses doigts experts. Son très fidèle ami Robert Delpire sera le commissaire inspiré d’une exposition crépusculaire, L’Épreuve du feu, présentée sur la mezzanine du Centre Pompidou du 18 mars au 7 juin 2004 puis aux Rencontres d’Arles, dans la Chapelle du Méjan, du 7 juillet au 13 septembre 2009. François Barré ouvrira le catalogue d’une préface enflammée et Sarah Moon projettera André François, l’artiste, un film bouleversant commencé avant l’incendie et où on peut admirer, le cœur serré, les œuvres irrémédiablement disparues.
André François le Phœnix
André François décède le 11 avril 2005. Son épouse lui survit jusqu’au 5 mars 2011.
Quant aux affiches, estampes et dessins ramassés dans les décombres, ils dormaient, depuis l’incendie, entassés dans « la petite maison au fond du jardin ».
C’est grâce à la confiance et à l’amitié de Katherine, de Pierre et de sa femme Judy que j’ai pu faire émerger ces quelque deux cents dessins meurtris, mais encore bien vivants, de leur grand sommeil.
Ils furent présentés au Centre André François de Margny-les-Compiègne du 11 février au 12 mai 2012 et un catalogue fut édité pour l’occasion.
Le corpus ainsi sauvé est étonnant. Le diable s’en est mêlé : le feu, il connaît. A moins que ce ne soit un ange gardien quelque peu esthète… Car tous les visiteurs de l’exposition, tous les lecteurs du catalogue, s’accordèrent pour dire combien le cadre tragique, si vulnérable, qui auréole chaque dessin, ajoute à sa beauté. La frange brûlée accompagne et souligne le trait magistral de l’artiste.
Lui qui fut un virtuose de la « récup » avant la lettre a, avec cette sélection du hasard, une exposition qui correspond à son intime personnalité.
Curieusement, aucun original de ses délicieux livres d’enfants n’a survécu.
Et, ô ironie, le feu a préservé le dossier de permis de construire de l’atelier.
Bêtes de pub
Il semblerait en outre que « on » – archange ou démon – ait pris un soin particulier pour que, de chaque époque, et de chaque genre, de sa création, un exemple soit sauvé.
Tout l’univers d’André François est là, auréolé de suie, depuis la grâce légère de ses dessins du jeune âge jusqu’aux bouffonneries amères des dernières années.
Ainsi, l’amateur peut-il retrouver, sortis des décombres, les originaux d’affiches célèbres.
Fabuleux bestiaire que celui de ces publicités que l’on redécouvre avec émotion : le fameux papillon-lecteur de l’École des loisirs (1975), les cœurs simiesques, tendres et goguenards, du film Max mon amour (1986), les quinze girafes facétieuses de National Nederlanden (1984), la vache gourmande de Fourrage mieux (1991), l’oiseau crânement perché sur un poisson de la célèbre campagne de Citroën, le cygne-peintre, si poétique, du Salon du Livre 1988, les volatiles et le poisson des paysages anthropomorphes de Mitsukoshi (1990), l’escargot sybarite du Crédit agricole (1978), le paon lyrique de Icograda (1979), et un papillon encore pour les ailes du business man de Aviaffaires (1973) …Sans oublier l’oiseau à tête d’homme, rondouillard, débonnaire avec ses lunettes de clerc de notaire, proche parent de celui d’une pub pour Herscher (1990) et d’une plaquette pour la ville nouvelle d’Evry (1977), phœnix ironiquement petit-bourgeois de l’affiche margnotine.
Fantaisie et burlesque
Impossible d’inventorier tous les sujets de cette sélection improbable.
Un chevalier en armure pour Mazda, des bras multiples et une rose pour un Chevalier d’opéra (1958), un syncrétisme poétique qui réunit le cygne de Lohengrin à la barque d’Alice au Pays des merveilles dans le Londres contemporain (couverture de Punch du 5 septembre 1954), un bock de bière à roulettes, une tête qui se dédouble pour un amateur de cognac béat, une maison à pattes, version iconoclaste de celle de Babayaga : des scènes débordantes de fantaisie qui témoignent de l’immarcescible imagination d’André François.
Sa thématique, toute éclectique soit-elle, privilégie cependant, certains sujets.
Le cirque, d’abord, dont on sait, depuis le N°7 de la Revue Neuf, (1952) combien il lui est cher., est bien présent. Les clowns tragi-comiques, ses doubles fraternels, sont dessinés sur des pages non identifiées, sur l’original de l’affiche de La Communication (1981), sur des cartes de vœux (1979 et 1980), avec la silhouette récurrente de l’éléphant protecteur ou du cerceau que l’on traverse vaillamment. Et les cuillères (l’écuyère!) font de l’équitation sur une piste en arc en ciel, rappelant le goût de l’artiste pour les jeux de mots parfois hasardeux.
Le feu a grignoté, avec une gourmandise savante, les bords d’une série de sept eaux-fortes sur le thème de la Loterie, ajoutant encore à la vigueur graphique de ce superbe ensemble.
Les fruits se métamorphosent malicieusement en seins et en fesses mais peuvent prendre l’apparence morbide voire triviale d’une invasion véreuse dans des images de la lutte contre le SIDA.
Même ambivalence pour les nus féminins, plantureux à souhait, qui dégagent un érotisme d’une joyeuse santé ou alors d’une douleur grinçante que l’on retrouve aussi dans des scènes de fornication grotesques ou macabres.
Portraits
Les cœurs, peints autant pour leur forme décorative que pour leur symbolique amoureuse, voisinent avec les montres, pendules et cadrans avec ou sans aiguille, témoins du Temps qui passe, « Tricot des Parques », visage impavide de gériatre (couverture de VST N°39), lunettes de gratte-ciel ou monocle d’un homme d’affaires qui affirme avec un cynisme non dénué d’humour, sur une couverture jubilatoire de Punch (29 juin 1966), que « Time is Money ».
Car les portraits, pour la plupart en bustes, sont jubilatoires et particulièrement riches de signification. Les têtes sont remplacées non seulement par des cadrans,mais par des ersatz de toutes sortes : un livre pour l’intellectuel impénitent, un papillon pour le poète rêveur, un cadenas verrouillé dans un article sur l’autisme, un écran d’ordinateur pour des médicastres déshumanisés ou une bande magnétique pour un journaliste trop bavard. André François vitupère, comme Tomi Ungerer, mais avec une esthétique très différente, avec un symbolisme teinté d’humour, la mécanisation de certains métiers, déplorant la perte de leur épaisseur charnelle.
Est-ce alors parce qu’il était imperméable à l’informatique qu’il a représenté tant de personnages poussant du doigt une touche de clavier fantaisiste et aussi que les écrans, de télévision ou d’ordinateur, sont autant ridiculisés ? C’était un homme du trait, et sa main était directement reliée à une intelligence parfois redoutable et à une immense sensibilité.
Des mains, justement, il en a dessiné et on en retrouve quelques-unes ici, composant elles aussi des visages, monstrueux, désespérés, ou réjouis comme cette tête à sept doigts, souriante parodie du logo du Centre André François, ou éblouissants de présence humaine comme ce poing serré sur un crayon au bout d’un bras- hampe d’instrument à cordes.
D’autres portraits sont plus sereins, alliant rêve et poésie comme ce chef d’orchestre dont les cheveux sont des notes de musique hirsutes, ou comme les figures de rêve des couvertures de The Penguin André François, de Haute société N°1 ou de VST N°40.
Et, pour faire bonne mesure, l’exposition présente quelques pieds,, avec des ailes de papillon, chaussés de grolles grossières ou figurant une étonnante caricature de Chirac : une rareté car André François n’a guère représenté les hommes politiques.
Étonnantes trouvailles
Vincent Pachès, directeur artistique de la revue, venait de rendre, quelques jours avant le drame, un paquet de dessins empruntés pour une exposition. C’est ainsi que, protégés par leur emballage, une trentaine d’originaux, créés pour la publication de santé mentale VST, ont été épargnés, et en particulier des couvertures : un ensemble poignant qui traduit l’émotion engendrée chez l’artiste par la désespérance des maladies psychiques.
Belle découverte aussi qu’une boîte métallique contenant une femme nue en tôle découpée : André François aimait à travailler le métal et avait autrefois fait une exposition de créations métalliques chez son ami Delpire.
Et ont été retrouvés des feuilles de deux carnets de voyage à Aspen (Colorado), des peintures de paysages du Vexin où l’artiste a habité durant soixante ans et du Cotentin où la famille Farkas possède une maison depuis 1969, fréquentant, dans cette venteuse Finis Terra, les Prévert et les Trauner.
On peut encore s’amuser de cet homme nu, portant crânement des plumes de paon dans le derrière, arpentant les rues sous l’œil ébahi des passants : un relecture des Habits neufs de l’Empereur? André François a écrit un commentaire sous le dessin mais le texte est illisible…
Beaucoup d’interrogations, donc, à propos de ce corpus car on ignore, pour beaucoup de dessins, les circonstances de leur création. Aussi les connotations mystérieusement polysémiques des atmosphères et l’audace de certaines scènes troublent le visiteur, l’incitent à émettre des hypothèses et à s’impliquer affectivement dans des interprétations toutes personnelles.
Quoi qu’il en soit, ces œuvres en deuil, émergeant de leur élégante mantille de dentelle noire, ne peuvent que conforter notre admiration pour l’aisance souveraine, dans les genres les plus divers, d’un artiste hors du commun.
publié le :02/09/2012
par : Papiers nickelés
Revue
par : Papiers nickelés
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