J’ai souvent imaginé, non sans tendresse, Jacqueline Duhême petite fille. Que dis-je ? Je l’ai connue petite fille : je l’ai vue courir sur son cargo avec Louloute, je l’ai vue pelotonnée dans le lit de fer de son pensionnat grec, je l’ai vue garder les vaches, je l’ai vue pleurer sur les bébés de Folette, je l’ai vue ourler des jours de ses petits doigts piquetés pour des religieuses revêches…
Ses cheveux blancs n’y font rien: l’image de la fillette brave et décidée que j’ai appris à aimer dans ses livres, celle qui traverse les épreuves sans amertume ni rancœur contre le monde adulte, se superpose et se superposera toujours sur celle de la Jacqueline d’aujourd’hui.
Car elle a gardé de son enfance, contre vents et marées, la fraîcheur, l’appétit et la joie de vivre, la gouaille et la vivacité, même lorsqu’elle vient de subir la troisième intervention chirurgicale de l’année, avec, en plus, la simplicité, l’ouverture aux autres, même quand les honneurs ceignent sa tête de lauriers récoltés sur toute la planète… Une grande dame qui a gardé le regard et le sourire de la courageuse petite Line d’autrefois…
Et, chaque fois que j’ai rencontré des enseignants fatalistes, prédisant un avenir sombre à leurs élèves mal aimés, ballottés par les désordres d’une vie familiale ou sociale perturbée, les enfants du divorce, les enfants de la guerre, je leur ai raconté la vie de Jacqueline, son charisme, sa réussite littéraire, les relations exceptionnelles qu’elle a transformées en autant de romans d’amour et d’amitié. Je leur ai fait aimer ses livres : une si belle leçon d’espérance. Et Line, sans complexe, a rejoint Alice, Sophie et Fifi Brindacier au panthéon des petites filles de leurs rêves…
Avant de donner mon affection à cette femme d’exception qui traite avec une égale générosité les grands de ce monde, et ses voisins normands, et les bibliothécaires, et les enfants, et les obscurs dans mon genre, j’étais tombée amoureuse de la grâce lyrique de son œuvre, de la poésie joyeuse et tonique que son pinceau et sa plume brodent sur le papier : une bibliographie entièrement liée à sa biographie, soit que ses textes si émouvants en racontent les péripéties, soit qu’elle illustre ou rende hommage aux précieuses rencontres qui ont jalonné un chemin unique en son genre.
Car aucun de ses confrères ne peut se targuer d’avoir eu Matisse et Picasso comme parrains artistiques. Aucun de ses confrères ne peut se vanter d’avoir séduit autant de poètes et de romanciers, et de les avoir inspirés tant et tant qu’ils lui ont donné des textes exceptionnels. Non contente d’avoir à son tableau de chasseresse de charme des Prévert, Eluard, Druon, d’Ormesson, Verdet, Roy, Queneau, Vercors, Asturias…, voilà encore qu’elle piège dans ses filets, un philosophe, Deleuze, que l’on n’eût pas cru capable d’écrire pour l’enfance !
Aucun de ses confrères ne peut encore raconter son voyage avec De Gaulle, sa rencontre avec le Pape, ses vacances à la Maison blanche ou à Cape Cod ni dévoiler avec un clin d’œil gourmand le contenu des tiroirs de JFK…
(Nonobstant, peu de femmes dans sa gibecière d’imagière: Anne Philipe, Elizabeth Badinter, Jacqueline Kennedy…)
Qu’elle raconte ses souvenirs dans des albums illustrés, ou dans des conversations privées, ou encore dans des rencontres publiques, c’est toujours un enchantement que de l’écouter s‘émerveiller elle-même de ses propres aventures, étonnée et ravie de ces moments privilégiés, émue de ces amitiés si prestigieuses. Peu de nostalgie, cependant : ce passé est finalement tellement présent qu’il a gardé sa force jubilatoire. Il l’habite entièrement et n’a pas fini de nourrir son inspiration : car il en reste, des anecdotes pittoresques, qu’elle n’a pas encore publiées ! Et, pour l’avenir, il n’en manque pas, des écrivains à charmer !
Longue vie donc à notre chère Jacqueline, qu’elle ait largement le temps de nous régaler : sa petite fiole d’aquarelle n’est pas près de se dessécher au fond d’une vitrine de musée …
par : Griffon
Revue