Texte de Tahar Ben Jelloun, Illustrations d’Anne Buguet
L’histoire de la célèbre Belle endormie de Charles Perrault, transposée dans les fastes d’un Orient mythique. Une plaisante façon de prôner le métissage culturel.
L’auteur transpose ici le conte de Perrault dans un pays arabe indéterminé et, non sans humour, l’accommode à la sauce orientale, parodiant le style des Mille et Une Nuits dans la traduction luxuriante et sensuelle du Dr Mardrus et non dans celle, plus contenue, d’Antoine Galland.
L’illustratrice réinterprète avec talent et élégance les miniatures raffinées des manuscrits persans, en s’appuyant sur une solide recherche documentaire.
Une lecture préalable approfondie avec les élèves de La Belle au bois dormant de Charles Perrault est donc indispensable.
Découvrir l’univers de l’auteur Écrivain et poète marocain d’expression française et de renommée internationale, Tahar Ben Jelloun a rencontré de nombreux succès avec ses livres mais a peu écrit pour la jeunesse. Cependant, Rachid, l’enfant de la télé, illustré par Baudouin et Le racisme expliqué à ma fille (parus au Seuil) permettent à de jeunes lecteurs de découvrir une partie de son univers, son intérêt pour les immigrés à qui il a consacré une thèse de psychiatrie sociale, la valorisation de sa culture d’origine et son refus de toute forme de racisme.
Une lecture de quelques contes des Mille et Une Nuits pourrait introduire (ou suivre) celle-ci, et en particulier Le Bracelet de cheville, version orientale de Cendrillon.
Découvrir l’univers de l’illustratrice Anne Buguet aime, dans chacun de ses albums, pénétrer dans un univers différent, avec une prédilection pour les Orients, proches ou lointains. Si l’auteur pratique le mélange des genres et ne répugne pas à des détails truculents, voire triviaux, les peintures d’Anne Buguet, sans jamais être mièvres, demeurent cependant dans une retenue de bon aloi. La maquette est traditionnelle. Sur les quarante-quatre pages du corps du livre, douze sont occupées par de grandes enluminures subtilement colorées et la dernière par une moralité illustrée de deux vignettes. Anne Buguet, pour Aladin et la lampe merveilleuse, paru
la même année chez Milan, avait fait une incursion dans le monde des Mille et Une Nuits, et il sera intéressant d’interpeller les jeunes lecteurs sur les constantes décoratives et stylistiques des deux livres, et sur les différences introduites notamment par la reliure (brochage avec rabat), le format et la maquette, particulièrement élégants pour cette Belle au bois dormant.
Une promenade bibliographique dans les Orients de l’illustratrice serait bienvenue: La Brodeuse et Les Noces du soleil (Japon), Lo Fou (Chine) ou Les Perles de la tigresse (Inde).
1- UN CONTE DE PERRAULT REVISITÉ
La référence à Charles Perrault est explicite et on peut s’amuser à relever les allusions directes, non dénuées d’humour, à l’écrivain lui-même, savoureusement déguisé en conteur imaginatif peu crédible (p. 24).
Les grandes étapes du conte français sont scrupuleusement respectées:
• Enfant longuement désiré et pratiques diverses pour parvenir à cette grossesse espérée;
• Élection de sept marraines et oubli malencontreux de la méchante fée;
• Dons des six premières fées, malédiction mortifère de la sorcière et euphémisation, par la septième, de la menace en sommeil de cent ans;
• Découverte de la vieille dans le grenier du château familial;
• Piqûre au fuseau et sommeil léthargique de la princesse;
• Endormissement, par la septième fée, de l’entourage de la belle dormeuse;
• Protection magique du château par une barrière infranchissable;
• Mauvaise réputation du lieu bravée par un prince intrépide;
• Réveil de la Belle et mariage;
• Naissance de deux enfants de sexe différent;
• Haine de la reine mère et tentative avortée de meurtre sur les enfants;
• Désir cannibale trompé de la reine mère qui aurait souhaité se rassasier des viscères de sa bru;
• Assassinat de la reine mère et regrets de son fils;
• Bonheur final.
Cependant, alors que le conte de Perrault obéissait aux lois de la bienséance du Grand Siècle et racontait l’histoire avec une élégante sobriété, le texte de Tahar Ben Jelloun brode avec complaisance autour des faits et les habille de nombreux détails orientalisants ou personnels, non sans une certaine enflure baroque.
2- VARIANTES ET AJOUTS
Pour mettre en lumière cette transposition, après un découpage en séquences, on peut lire et confronter les deux versions extrait par extrait. Ainsi sera mis en valeur l’allongement des scènes. Par exemple, le désir d’enfant et la venue de la grossesse occupent à peine quatre lignes chez Perrault, et deux pages dans notre album.
On pourra ensuite regrouper les ajouts et variantes en différentes rubriques:
· Personnages :
Dans le conte français, qui suit en cela l’indétermination traditionnelle dans le registre du conte merveilleux, les personnages n’ont pas de nom. Ici, le prince s’appelle Qaïss et la princesse Jawhara, la méchante fée Kandisha, la vieille fileuse Mandouba, la fée protectrice Wallada … Les sonorités de ces prénoms ajoutent à l’exotisme du texte.
Le roi, père du héros, meurt chez Perrault. Réticent au départ, il soutient néanmoins son fils contre sa femme et abdique en sa faveur chez Tahar Ben Jelloun.
Les magiciens de toutes sortes sont très nombreux.
L’une des variantes les plus intéressantes concerne la couleur de peau de la princesse. Au sortir de son long sommeil, elle est devenue très sombre, presque noire, ce qui provoque le rejet de la reine mère, qui assimile la peau noire à celle des esclaves. Cette attitude est fréquente dans le Sud du Maghreb, peuplé de nombreux descendants d’esclaves venus de l’Afrique subsaharienne.
Le roi et le prince, ainsi que El Ghoul, quoique ogre mangeur de loups, lui trouvent au contraire un charme particulier …
En outre, des deux enfants, l’un est blanc, l’autre noir. Un indéniable plaidoyer antiraciste.
· Attitudes triviales et relents :
Ils sont réservés aux héros négatifs et pourront surprendre les jeunes lecteurs habitués à la discrétion de notre littérature pour la jeunesse sur certains détails physiques répugnants.
Kandisha est particulièrement gâtée: elle sent mauvais (on pourra inventorier le vocabulaire particulièrement suggestif de la pestilence), est couverte de puces, de poux et de punaises, et urine debout en public (p. 11-13). Les violentes injures racistes de la reine mère contre sa bru méritent aussi d’être analysées (p. 33 et 49).
· Accessoires :
La vieille du grenier, dans les contes européens, est une fileuse. C’est ainsi qu’on a pu l’assimiler aux Parques de la mythologie grecque: nul n’échappe à son destin. Dans une civilisation où le tapis a une telle importance, la vieille sera tisseuse et la signification s’en trouve quelque peu changée, d’où la métaphore de la liberté dans le motif du tapis (p. 16).
Est introduite aussi page 21 une réflexion sur la symbolique néfaste de l’or dans le choix des baguettes magiques. Circonstance humoristique: dans cette « histoire à dormir debout» (p. 24), le prince emmène la Belle – qui, certes, n’a plus sommeil! – dans une contrée où personne, hormis le couple royal, ne s’allonge, même dans la mort.
· Senteurs et saveurs :
El Ghoul se souvient du Maroc cher à l’auteur (p. 48) en cuisinant à l’huile d’argan le cœur donné en pâture à la reine mère. On peut aussi inventorier toutes les savoureuses épices énumérées dans le texte. Et, bien sûr, on apporte le plus grand soin à la semoule du couscous (p. 8).
Les fées se parfument au musc et on brûle des encens (p. 9). On fume des herbes d’Arabie (p. 28).
· Bestiaire :
Dans cet album, on trouve le bestiaire des contes européens: dragons, grenouille, colombe, serpents … Tous ces animaux jouent un grand rôle dans le récit. Il faudrait relever toutes les occurrences où ils apparaissent et voir comment leur fonction est ici différente.
La grenouille, par exemple, joue un rôle magique dans la maîtrise du langage. On ne l’embrasse pas et elle ne se transforme ni en prince, ni en princesse!
Loin d’être maléfiques, les reptiles (vipère, cobra) sont les gardiens de la Belle.
par : Seuil Jeunesse
Fiche Pédagogique