Tomi Ungerer
Un Diable en paradis
Dernière en date de ces bouffonneries macabres qu’il affectionnait : Tomi Ungerer est mort dans le comté de Cork, en Irlande, dans la nuit du 8 au 9 février 2019. Le monde des arts en est tourneboulé.
L’occasion d’évoquer ici, simplement, quelques souvenirs…
J’avais pu converser quelques instants avec lui en novembre dernier lors du vernissage de son exposition parisienne à la Galerie Martel sous l’œil protecteur de sa fille Aria. Il avait considérablement maigri, et son éternel chapeau ombrageait tragiquement sa tête de transi médiéval. La camarde avait d’ores et déjà pris possession de son désarmant sourire.
Je ne savais pas que ce court tête à tête serait un adieu. Mais lui le savait. Sinon, pourquoi, alors, aurait-il évoqué, avec tendresse et émotion, notre première rencontre ?
Par Janine Kotwica
Première rencontre
Comme lui, je ne l’ai pas oubliée. Certes pas.
C’était en avril 1981, durant les vacances de Pâques. Mes deux filles, jumelles de presque 14 ans, recevaient leurs correspondantes anglaises. J’avais vu, dans la presse, l’annonce d’une grande exposition Tomi Ungerer au Musée des Arts décoratifs et j’y entraîne donc mon quatuor adolescent. Grosse déconvenue à l’arrivée : l’exposition n’est pas encore ouverte au public. Nous repartions, déconfites, lorsque je crois reconnaître Tomi Ungerer lui-même sur le trottoir de la rue de Rivoli. J’étais loin d’être sûre que ce soit bien lui. En ces temps anciens, avant internet, on ne trouvait pas partout les photos des illustrateurs dans les médias. Ma seule référence était une image de l’album Allumette, où, parmi les biens de consommation qui tombaient en avalanche sur la petite héroïne, il y avait une télévision dont l’écran affichait un portrait de l’auteur. Je l’aborde et lui exprime ma déception. « Qu’à cela ne tienne, me dit-il. Elle est quasiment installée, je vais vous la montrer ! » et il me prend par le bras pour nous entraîner à l’intérieur du Musée !
Je ne connaissais, à l’époque, que les livres d’enfants de Tomi et j’en étais très admirative. Aussi, contempler les originaux, parmi les cartons et les escabeaux, sous la houlette de l’artiste, était une sacrée aubaine que nous avons goûtée toutes les cinq avec un plaisir gourmand. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Lorsque nous avons épuisé la section « Jeunesse » de l’exposition, il a dit aux quatre damoiselles : « Attendez ici, les filles, je continue avec votre maman ». Et j’ai alors découvert, interloquée, l’étendue de son œuvre adulte dont je n’avais pas, alors, la moindre idée. Un choc dont je ne me suis jamais remise. J’ai pris en pleine figure ses dessins érotiques ou contestataires, The Party, et Totempole, et Politrix, et Danse macabre, et ses sculptures, et ses affiches politiques, Kiss for Peace et Black Power White Power, et les peintures mortifères de Slow Agony… J’étais médusée par tant d’audace, de créativité, de révolte, d’anticonformisme… Le trait, la couleur, les formes, l’inspiration, le jaillissement inépuisable d’idées, le génie graphique, grinçant, grotesque, truculent, drôle et douloureux à la fois, m’ont laissée sans voix. Et lorsque, après quelque quatre décennies, je feuillette le catalogue qu’il m’a dédicacé, la sidération et l’admiration sont intactes.
Honneurs et médailles
On a beaucoup ironisé sur ce paradoxe : Tomi, le rebelle, l’anticonformiste, le pourfendeur des stéréotypes bourgeois, se laisse couvrir d’honneurs. Il était déjà, entre autres distinctions, chevalier des Arts et des Lettres et ne voilà-t-il pas que le président Macron l’intronise Commandeur de la Légion d’Honneur à l’Elysée ?
Et la France n’est pas seule à le couronner de lauriers. Cela ne laisse pas d’être ambigu. J’ai été souvent invitée à ces cérémonies, et je peux témoigner de son irrespectueuse désinvolture qui sabote toute solennité.
Au printemps 2008, il fut décoré de l’Ordre du Mérite, par Peter Muller, Ministre-Président de la Sarre, au cours d’une émouvante cérémonie, avec peu d’invités, et beaucoup de photographes, cameramen et journalistes. Il est arrivé en même temps que nous, et était attendu sur le trottoir par un groupe d’officiels. Il a planté brusquement tout ce beau monde et traversé la rue pour venir nous embrasser, mon mari et moi.
En recevant sa médaille, toujours facétieux, le Maître a entonné « Heimat, Deine Sterne ». Petit moment d’émotion, ensuite, lorsqu’il a évoqué ses souvenirs d’enfant durant la guerre, se réjouissant que le Rhin si cher à son cœur ne soit plus désormais une frontière mais un lien.
Un beau plaidoyer sans emphase pour la paix et la fraternité : il a beaucoup œuvré pour la réconciliation franco-allemande afin d’effacer les traumatismes de l’occupation nazie dans son Alsace natale.
Dans la foulée de cette célébration solennelle, un très nombreux public assista, dans une invraisemblable cohue, au Museum Fellenbergmühle de Merzig, à l’inauguration très festive d’une exposition For Adults Only, qui présentait une centaine de dessins érotiques sortis de divers recueils parus depuis 1966 (Fornicon, Babylon, Last Rites, Good Old Times, Herbertstrasse, Erotoscope….). Ses images vitupérant la mécanisation de l’amour trouvaient un écho ironique dans la machinerie de cet ancien moulin à huile. Les discours en français, alsacien et allemand étaient entrecoupés d’airs folkloriques vigoureusement chantés et joués par l’ensemble de la Choucrouterie de Strasbourg.
Pas très protocolaire, tout ça !
Célébrations alsaciennes
Lors de ses 80 ans, il y eut une réception, qui eût pu être guindée, sous les lambris dorés des salons de l’Hôtel de ville de Strasbourg. C’était compter sans l’esprit farcesque de l’insolent héros du jour. Il avait, sur le pommeau de sa canne, fixé une archaïque sonnette de bicyclette. J’étais assise à côté de lui et avais du mal à conserver mon sérieux quand il ponctuait chaque pause des discours des ténors politiques de la mairie, du département, de la région et du conseil de l’Europe, de tonitruantes sonneries vélocipédiques.
Non, vraiment, pas protocolaire du tout !
Comment s’est comporté son fantôme lors de ses obsèques grandioses dans sa chère cathédrale de Strasbourg ? On imagine volontiers son esprit frappeur faire un ultime pied de nez à l’assistance recueillie… Durant les homélies des trois ecclésiastiques en costumes sacerdotaux qui béatifiaient notre Jean-Thomas, je voyais défiler dans mon esprit les images pour le moins inconvenantes du Kamasutra des grenouilles, des Anges gardiens de l’enfer ou des Erzälungen für Erwachsene, et je me demandais si ces trois ministres de Dieu avaient lu ces livres sulfureux. Au bénéfice du doute…
André François, un de ses maîtres (Encadré)
André François, on le sait, fut l’un des plus grands graphistes du XXème siècle. Son courage, son talent, son énergie, son intelligence, son imagination, bref sa personnalité hors du commun ont fait de lui la « référence » aimée et admirée de trois générations d’illustrateurs à travers le monde. Tomi Ungerer fut l’un d’eux et il ne manquait jamais de souligner sa dette envers cet aîné exemplaire. Les deux artistes s’étaient rencontrés à New York en 1959, alors que, Tomi dixit, il « pataugeait dans ses débuts », et même s’ils ne se voyaient pas souvent, ils avaient conservé des relations amicales. En 2005, lors du décès d’André François dont j’étais amie, j’ai initié une collecte de dessins en son hommage. Tomi Ungerer fut le premier à répondre à ma sollicitation. Sa contribution était émue, déférente et poétique. Et lorsque j’ai créé le Centre André François, il m’a écrit une lettre amicale par « affection, admiration »où il me propose, avec son sens très personnel de l’orthographe, sa collaboration. D’autre part, preuve de la vénération de Tomi, son muséestrasbourgeois a accumulé la plus importante collection publique d’œuvres d’André François.Quant à l’Association Internationale des Amis de Tomi Ungerer (AIATU) qui s’est assigné comme unique mission d’encenser son idole, elle a dérogé une fois à cette exclusivité pour me commander une conférence sur… André François.C’est dire…
Censuré !
En 2010, j’avais programmé une exposition qui s’appelait Pour adultes seulement – Quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands. Tomi, séduit par le sujet, y a naturellement participé. Or la connotation érotique, pourtant discrète, des œuvres sélectionnées a effrayé le pusillanime président socialiste du Conseil général de la Somme et ce hobereau omnipotent a interdit l’exposition. J’ai alors été soutenue par une invraisemblable campagne de presse, internet, radio (France infos, France inter, France culture), télévision (France 3) et presse écrite (Le Monde, le Canard enchaîné, L’Obs, Le Figaro, Le Soir de Bruxelles, Le Courrier picard, Libération….). Lorsque Tomi a découvert, par ces médias, les misères que me faisait Anastasie, il m’a longuement téléphoné d’Irlande pour m’assurer de son soutien. La censure, il connaissait bien : il l’avait vue maintes fois à l’œuvre aux États-Unis… Autre coup de fil, de félicitations, cette fois, lorsque j’ai pu présenter l’exposition grâce à l’aide de l’Ordre des avocats, de l’ABF et de la Ligue des Droits de l’Homme. Ses marques d’amitié m’avaient beaucoup touchée.
Chaque fois que j’ouvre un de ses livres dédicacés, je me remémore une anecdote où s’expriment son esprit potache, parfois grossier, et son goût de la provocation. Il était de passage à Paris, et il signait à la librairie Chantelivres. La file d’attente était longue et je m’apprêtais à y prendre place quand il me reconnaît et me fait signe de venir m’asseoir à ses côtés. J’ai donc passé l’après-midi à deviser avec lui tandis qu’il signait ses albums. Tout de go, il me déclare : « Tu vois, ces cons, ils vont donner mes livres à leurs mioches sans voir que ma signature, c’est deux couilles et une bitte ». Sans commentaire…
Reconnaissance
Des expositions de son œuvre, j’en ai vu un grand nombre, et particulièrement, depuis octobre 2008, à la Villa Greiner, Musée Tomi Ungerer – Centre de l’Illustration, qui abrite quelque huit mille dessins, six mille jouets, mille cinq cents livres, de nombreuses affiches et estampes et des documents divers dont Tomi Ungerer fit donation à sa ville natale. Une superbe réalisation où Thérèse Willer, conservateur de cette belle maison, allie, dans la présentation alternée de ces collections, intelligence, fonctionnalité et esthétique.
Mais ce musée, si riche soit-il, est loin de posséder toutes les créations du grand Tomi. L’industriel allemand Rheinhold Würth, grand amateur d’art et mécène de haute volée, en a acquis cinq cents (dessins, peintures, sculptures…) sur le conseil inspiré de Robert Walter, ami et agent zélé de Tomi.
Une remarquable exposition, Eklips, a présenté, en 2010, ces acquisitions à la Kunsthalle Würth de Schwäbish Hall. Un énorme catalogue de 350 pages accompagnait la manifestation, la plus importante jamais consacrée à son œuvre.
J’ai eu la chance d’assister au somptueux – et joyeux – vernissage. Il était précédé d’un savant débat où s’exprimaient critiques d’art et conservateurs de musées d’art moderne. Tomi s’amusait visiblement à entendre parler ainsi doctement de son travail et il se montra surtout avide de s’éclipser de temps à autre pour griller une clope dans un coin discret avec mon mari : toute cette reconnaissance thuriféraire ne lui était certes pas montée à la tête.
Un Diable en paradis
Le 4 novembre 1997, Arte présentait, en avant-première, une soirée Théma consacrée à Tomi Ungerer. Elle comportait toutes sortes de documents et des films d’animation, ainsi que L’Homme sur son île, méditation intime et affectueuse de son ami allemand Percy Adlon, qui avait acquis la célébrité avec son Bagdad Café. (Ce très beau film est repassé sur Arte le 17 février 2018.) Tomi était présent, appuyé sur une canne (c’était la première fois que je la lui voyais) et visiblement très fatigué. « Tumor mit Humor », disait-il. Beaucoup, dans l’assistance, ont pensé qu’il s’agissait là d’une forme d’hommage anthume et qu’il nous quitterait bientôt. Heureusement, tel le Phœnix, l’oiseau a retrouvé, durant plus de 20 ans encore, tout l’éclat de son plumage.
La soirée Théma s’appelait, parodiant quelque peu Henry Miller, Un Diable en paradis. Un beau titre, prémonitoire. D’actualité, désormais. Requiescat in pace…
par : Les Arts dessinés
Revue