La polémique suscitée par Ecole(s) en France diffusée par A2 et dont s’est fait l’écho Arrêt sur images du dimanche 22 avril 2006 sur la Cinq, m’a remis en bouche un livre très controversé, à la saveur douce-amère, édité en 1971 par François Ruy-Vidal chez Harlin Quist: Sur la fenêtre le géranium vient de mourir mais toi… oui, toi … toi qui vois tout, toi qui peux tout, tu n’en as rien su.
Dans leur émission, Christophe Nick & Patricia Bodet posent, entre autres, la question: Pourquoi l’école fait-elle pleurer les petits français ? Question lancinante que posait déjà, le texte de cet album, écrit par un professeur américain, Albert Cullum, dans la mouvance contestataire soixante-huitarde, hommage lyrique à la sensibilité et à la créativité piétinées du petit écolier par des enseignants aveugles à ses attentes et à ses possibilités, et inféodés à des normes absurdes, contraignantes et arbitraires.
Le débat télévisé qui opposait psychologues et pédagogues m’a rappelé une confidence que me fit un jour Olga Lecaye, adepte des théories montessoriennes: son aîné, Alexis, étant rentré en pleurs de son premier jour d’école, elle s’était alors juré qu’elle épargnerait à sa précieuse nichée les rigueurs scolaires et qu’elle éviterait que le potentiel artistique de ses enfants ne soit étouffé par les raideurs et la pesanteur des systèmes pédagogiques.
« Mozart assassiné »
Une « épitaphe en guise de dédicace », très polémique, et une préface écrites par l’éditeur donnent le ton et stigmatisent les rigidités d’un enseignement dogmatique, un « dressage », et même « les dédales obtus d’une éducation asphyxiante » qui ne permettraient pas à l’enfant de donner le meilleur de lui-même.
Il est évident que ces préambules, dont l’agressivité se veut atténuée par un message d’espoir, s’adressent à des adultes.
L’album se présente ensuite, après l’accroche lyrique d’une litanie, « Septembre, septembre encore, une autre fois…», comme une succession de vingt-huit scènes, écrites dans un style très maîtrisé, d’une sensibilité frémissante, illustrées chacune, magistralement, par un artiste différent. A chaque double page, un élève raconte une anecdote, ou fait allusion à une déception, une blessure, un mal-être, voire même un traumatisme, causés par un de ses maîtres.
Tics ridicules, absence de finesse psychologique, indifférence aux états d’âme des écoliers, rigidité de principes pédagogiques répétitifs, inattention aux problèmes familiaux et sociaux, arrogance, caractère artificiel des situations scolaires coupées d’un réel qui reste désespérément au dehors de la classe, arbitraires de la discipline, soumission servile à la hiérarchie, respect de conventions infondées, chouchoutage ambigu qui frôle presque la pédophilie, propos humiliants, injustice, incompréhension du monde de l’enfance, pauvreté de l’imaginaire, hypocrisie, pudibonderie, racisme latent, imperméabilité à la poésie et à la créativité artistique, monotonie, indigence intellectuelle… , rien ne manque à ce réquisitoire accablant et sans appel.
Les sentiments prêtés aux élèves sont un immense besoin d’affection, de respect, de reconnaissance, de désir d’apprendre et de grandir mais aussi de poignants appels au secours nés de l’inconfort, la solitude, l’humiliation, l’enfermement, l’absence de confiance en soi, l’étouffement de toute spontanéité, la tristesse, l’anxiété, l’ennui, la déception de voir ses attentes et ses rêves piétinés, méprisés, incompris.
Le ton est ému et parfois bouleversant.
La foi de l’auteur dans les potentialités de l’enfance est évidente et on ne peut s’empêcher de rapprocher ces scènes de Okilélé ou des Pieds bleus où le rapport de l’enfant à l’adulte est aussi douloureux. Mais le constat de Claude Ponti, d’un humour tragique plein de révolte contenue, est, lui, dépourvu de tout militantisme.
Une genèse américaine
Il n’est guère surprenant que ce soit Maurice Sendak, dont on sait l’amour, le respect et la confiance portés aux enfants, qui ait été l’intermédiaire entre Albert Cullum et François Ruy-Vidal, alors souvent présent à New-York du fait de sa collaboration avec l’éditeur américain Harlin Quist. Maurice Sendak savait que, en tant qu’ancien instituteur, Ruy-Vidal portait un intérêt certain aux problèmes pédagogiques. Il est regrettable cependant qu’il n’ait pas souhaité mêler son talent à cet ouvrage collectif.
François Ruy-Vidal a analysé avec sévérité les défauts du texte qui lui est soumis et n’a pas manqué de se moquer de « la complainte mi-sirupeuse, mi-contestataire » que lui proposa Albert Cullum mais il se chargera cependant de traduire « cette goualante » en l’adaptant quelque peu au contexte français et en l’assaisonnant fortement d’une rhétorique personnelle.
Pour compenser la charge lancée contre les enseignants, il prévoit de leur donner la parole dans un second livre, et aussi de faire s’exprimer les parents dans un troisième volet.. Sa rupture avec Harlin Quist, qu’il appelle ironiquement « Citizen Q », l’empêchera de mener à bien, lui-même, ces deux projets.
En 1978, l’éditeur américain rééditera une version affadie de l’album, copieusement expurgée, avec un casting d’illustrateurs modifié, sous le titre abrégé lui aussi de Le géranium sur la fenêtre vient de mourir mais toi maîtresse tu ne t’en es pas aperçue.
La même année, il publiera une réponse des enseignants, drôle et humoristique, mais finalement décevante, Le plus clair de mon temps se passe à vos dépens. Le texte, peu convaincant, est encore d’Albert Cullum et trente illustrateurs participeront à l’aventure.
Le livre des parents ne verra jamais le jour.
Le dernier épisode de l’aventure date de 1998 : Patrick Couratin et Marie-Ange Guillaume réchauffent une recette relookée du livre, avec, seulement, treize illustrateurs et une nouvelle maquette au goût du jour, mais le brûlot manque de sapidité malgré la reprise des dessins de Nicole Claveloux, Guy Billout ou Philippe Weisbecker, l’introduction de celui du jeune François Roca et une nouvelle contribution de Claude Lapointe et Victoria Chess. La mouvette fut mal tournée et les épices mal dosées.
En marge de cette saga éditoriale géraniée, Harlin Quist a publié en 1976 et réédité en 1997, avec un format réduit et une nouvelle couverture, une savoureuse bande dessinée de Albert Cullum, Moka, Mollie, Max et moi, où Henri Galeron rend hommage à Sendak et Winsor McKay dans des images pleines d’humour. Là encore, un enfant qui pleure, là encore, une enseignante revêche, coincée et limitée de la comprenette, mais l’intercession de peluches à l’insolence salvatrice donne à sourire et allège ainsi la gravité du message.
Une illustration magistrale
Pour l’illustration, François Ruy-Vidal souhaite « des artistes modernes, non spécialisés pour enfants, et ne faisant pas semblant de dessiner pour des enfants ». Ce choix, il y a trente-cinq ans, était novateur et audacieux. Il présente alors ses textes à des artistes américains et français afin qu’ils choisissent la séquence qui correspondra le mieux à leur sensibilité.
Parmi les Français, excusez du peu, Nicole Claveloux, Bernard Bonhomme, Guillermo Mordillo, Jean Seisser, Jacques Rozier, Claude Lapointe et Patrick Couratin trouvent vite la page qui les inspire et le résultat est à la mesure des attentes éditoriales. Philippe Corentin, sollicité, refuse la proposition. L’éditeur, grand découvreur de talents devant l’Eternel, donne avec bonheur leur chance à de jeunes illustrateurs qui ont brillamment fait leurs preuves depuis, comme Henri Galeron et Michel Gay .
Guy Billout et Philippe Weisbecker qui vivent à New-York, et Jean-Jacques Loup mettent aussi leur talent au service de l’aventure.
Georges Lacroix, dessinateur dans le journal Lui et directeur artistique de Marie Claire, Jacqueline Duhême et Catherine Loeb pratiqueront une démarche différente. Tous trois raconteront et illustreront un souvenir personnel qui sera intégré dans les pages de Cullum, ce qui donne à leurs contributions une saveur particulière: les cerises vertes de Georges Lacroix, la troublante perversité de l’institutrice de Catherine Loeb ou l’espièglerie des souvenirs de couvent de Jacqueline Duhême, la seule qui fasse allusion à une école religieuse, font partie des scènes les plus réussies du livre.
Trois récoltes de géraniées…
Il est intéressant de confronter les trois édition de l’album. Les textes, comme le titre, sont non seulement simplifiés mais édulcorés. On ne passe certes pas du vitriol à la guimauve, mais la seconde et la troisième versions sont fades et leur style médiocre .
Prenons exemple de la page 38, sans doute la plus violente de la première version, illustrée par Reynold Ruffins qui lui ajoute, en peignant un enfant noir face à une institutrice blanche, une connotation raciste absente de l’écrit :
« Avant d’être dans ta classe, j’étais bon en tout.
J’étais honnête et respectueux avec mes maîtres.
J’étais adroit et gai.
Mes camarades m’aimaient car je les faisais rire.
Et j’étudiais aussi.
Mais depuis que je suis dans ta classe,
Je n’ai plus envie d’apprendre,
Ni de rire, ni de faire rire, ni d’être adroit.
Il me semble toujours que tu as ton doigt pointé sur moi
Pour m’accuser de tout le mal qui pourrait être fait.
Tu me suspectes et je le sais.
Je te vomis, maîtresse et je te hais,
Et- pauvre de moi !- je crois que je te haïrai ma vie entière. »
Cet anathème en vers libres, à la rhétorique très étudiée et au pathos quelque peu grandiloquent, devient, dans la version de 1978, une confidence insipide dans un registre de langue familier où abondent les clichés. Plus de trace de la véhémence emphatique de 1971 mais c’est heureusement la même image de Reynold Ruffins qui illustre cette page:
« Avant, j’étais bien dans ma peau,
je travaillais bien en tout,
mais j’aimais rire aussi
et jouer comme un fou.
J’étais heureux comme un roi,
Mais depuis que je suis dans ta classe,
Je n’ai plus envie de travailler ni de jouer ;
Ce n’est que le samedi et le dimanche
Que je redeviens comme avant. »
Version 3, en 1998 :
« Avant d’être dans ta classe, j’étais heureux.
J’étais fort en gym et en géo ,
en rédaction et en calcul.
Je rigolais bien, la vie était belle.
Maintenant, elle est couleur muraille,
sauf le mercredi ou le dimanche. »
Cette simple confrontation se passe de commentaire. Et l’appauvrissement ne concerne pas seulement les catilinaires. Comme preuve, un autre exemple, celui de la cinquantième, illustrée par le jeune Claude Lapointe :
« Ma mère m’a chargé de te dire de ne pas t’occuper du trou de mon pull-over.
Ni de savoir si je prends du lait le matin…
Ma mère m’a chargé de te dire
que ton rôle est de me permettre de devenir
autre chose que ce que mon père est devenu.
Et de m’apprendre ce que je dois savoir
pour ne plus avoir honte de ma famille et de celle que j’aurai plus tard.
Est-ce si difficile, pour toi, de m’aider ?
Pourquoi es-tu toujours du côté des enfants propres et polis ?…
du côté de ceux qui n’ont presque pas besoin de toi ?…
Pourquoi suis-je obligé de te voler ce que j’apprends ?… «
Version 2, toujours avec l’intéressante image de Lapointe :
« J’aimerais bien que tu viennes chez nous
mais ce n’est pas possible.
Tu es si distinguée
Et notre porte d’entrée est toute abîmée.
Et ma mère n’aurait rien de convenable
à mettre sur la table.
J’aimerais bien que tu viennes chez nous,
Maîtresse mais ça ne va pas,
mon frère parle la bouche pleine
et mon père se tiendra comme avec nous. »
Il est évident que cette deuxième mouture ne fait pas confiance à l’intelligence du lecteur.
Quant à la version 3, elle ajoute la trivialité à l’indigence :
« Je voudrais t’inviter à la maison, Maîtresse ;
mais c’est difficile,
Maman n’a rien de très bon à t’offrir,
mon frère met ses doigts dans le nez,
et mon père, que tu sois là,
ça ne va pas l’empêcher de roter. »
La tentative de nivellement par le bas est, cette fois, définitivement achevée, d’autant plus que la maquette suit la mode et appauvrit le message des illustrations: ces séquences sont associées à des photos fantaisistes de Gérard Failly aux silhouettes détourées, sans la polysémie des dessins si riches et souvent graves des deux premières éditions.
Un accueil incertain
Le livre est inclassable, intellectuellement, affectivement, matériellement.
Libraires et bibliothécaires, embarrassés, ne savaient même pas où le ranger. Il n’y avait guère alors d’albums illustrés qui ne ciblassent pas la petite enfance. On le gardait souvent au rayon « Pédagogie » où il trouvait naturellement sa place.
On craignait en outre qu’il encourage, chez de jeunes lecteurs, la contestation, ou pire, l’esprit de révolte.
Mais il a été souvent lu par les thérapeutes qui viennent en aide aux élèves en échec.
Professeur, durant de longues années, dans un Institut de Formation des Maîtres, j’ai eu l’occasion de lire cet album, toujours dans sa première version, à mes étudiants. Il n’avaient jamais enseigné et ne se sentaient donc pas atteints directement par ses propos. Mais ils en étaient très émus et, heureusement habités de l’enthousiasme et des illusions des néophytes, ils refusaient de se projeter dans ces portraits si décevants. Il n’en était pas de même dans les stages de formation continue où les professeurs en poste se sentaient agressés et avaient souvent une forte réaction de rejet devant ces accusations sans indulgence. Seul le public des bibliothécaires restait serein car il ne se sentait pas visé ni seulement concerné.
Soigneusement conservé désormais dans les fonds « Nostalgie » des médiathèques, cet album d’une indéniable importance historique, mérite d’être redécouvert. La réflexion pédagogique a certes, évolué, et l’on porte maintenant une attention plus grande aux enfants en difficulté, quelle que soit la source de leurs problèmes. La part faite à la créativité et à l’expression personnelle s’est peut-être -un tout petit peu- agrandie. Mais demeure toujours le principe que c’est à l’élève de s’adapter à la structure scolaire et rarement l’inverse.
Le bonheur est dans le pré, guère à l’école qui reste, hélas ! bien souvent le triste rectangle noir que découpait, en 1970, le regretté Leo Lionni dans son célèbre Petit bleu et petit jaune.
par : Parole
Revue